Messieurs le Premier Ministre Legault et le Ministre Drainville,
À partir des années 1970, la formation professionnelle a croupi dans la voie de garage du système scolaire québécois. C’est pourquoi le plan de modernisation de la formation professionnelle (FP) lancé en 2021 a été accueilli avec enthousiasme par les acteurs du secteur. La volonté de valoriser et de rendre attractive la FP et celle de bonifier l’offre de formation et le financement associé constituent autant de bouffées d’air frais pour ce secteur longtemps délaissé.
Bien sûr, rien n’est parfait, mais la FP a l’habitude des irritants. Or, la conjoncture va au-delà du désagrément, et la menace d’un retour dans la voie de garage plane sur la FP.
L’annonce de la création de formations courtes dans des métiers de la construction cause un tsunami dans les milieux de la FP. Le 30 octobre, l’Offensive formation en construction a été officiellement lancée par le gouvernement du Québec. L’offre de formations raccourcies vise à qualifier 4000 à 5000 travailleurs dans des métiers fortement recherchés (charpenterie-menuiserie, opération de pelles, opération d’équipement lourd, ferblanterie, réfrigération, électricité et tuyauterie), bourses aux élèves à la clé. Si le motif est valable, les risques de dérapage disqualifient le moyen choisi.
Certes, le besoin d’ouvriers qualifiés est criant dans ces métiers. En revanche, la stratégie déployée risque de donner des résultats catastrophiques et va manifestement dans la direction opposée à celle empruntée par la modernisation de la FP. Déjà, le processus d’appel aux centres de formation professionnelle (CFP) était hautement problématique. En effet, à la fin septembre est parvenue aux CFP une invitation à manifester leur intérêt à offrir ces formations dès janvier 2024. Ils disposaient de 24 heures pour signaler leur intérêt, dans un fichier accessible à tous, sans égard à la distribution des cartes d’enseignement, à l’expertise et aux ressources en place. Un steak lancé dans un enclos de lions affamés !
Les inscriptions en baisse dans plusieurs programmes forcent les CFP à user d’imagination pour recruter des élèves, leur assurer une formation de qualité et garder en place des équipes enseignantes stables et compétentes. Créer de toutes pièces cette foire d’empoigne est une négation des expertises locales et du professionnalisme des enseignants, et une menace à la qualité de la main-d’oeuvre formée ainsi qu’à la sécurité des travailleurs diplômés. Une réponse simple à un problème complexe ? Séduisant, mais contre-productif.
Il est essentiel de réinvestir l’expérience vécue avec les programmes accélérés en santé instaurés pendant la pandémie. La documentation de leurs effets en est à ses débuts, mais dans les milieux scolaires et de la santé, les séquelles sont visibles, comme le signale le récent rapport annuel du Protecteur du citoyen. Cannibalisme entre les programmes de formation (enseignants et élèves potentiels), recrutement massif d’enseignants non qualifiés, épuisement des équipes, difficultés d’insertion et niveau de compétence discutable des diplômés, augmentation des risques de lésions professionnelles, mais, surtout, risques élevés pour les bénéficiaires des soins de santé. En santé comme en construction, il est paradoxal de tenter d’augmenter la polyvalence et la compétence des travailleurs en diminuant la durée de formation !
Il y a certes des points à améliorer au regard de la durée et des objectifs de formation des programmes, et il est logique de remettre en question des décisions prises des décennies auparavant. Proposer des programmes de formation courts, en poupées gigognes, par exemple, peut être intéressant (dans la mesure où les incitatifs financiers favorisent aussi les programmes plus longs et, donc, que le rehaussement des compétences est valorisé !). Toutefois, leur processus de création doit être envisagé de façon globale, en collaboration avec les acteurs des CFP et les milieux du travail.
La FP a progressé au cours des 20 dernières années, notamment grâce à un travail important de revalorisation du ministère de l’Éducation. Le rehaussement de la qualification des enseignants, le développement de la recherche dans ce domaine, l’engagement et le travail acharné des acteurs du milieu ont aussi pesé lourd dans cette évolution. Or, la loi 23 sonne le glas de la formation d’enseignants compétents et professionnels, et voilà que s’y ajoute cette tendance à l’instauration de formations courtes, qui « produit » des ouvriers de moindre compétence. Un sabordage en règle d’un secteur de formation qui sortait à peine la tête de l’eau.
Officiellement, la modernisation pousse le secteur de la FP vers l’avant, mais l’offre précipitée de formations courtes oblige un douloureux embrayage en marche arrière. Avant que la mécanique ne se brise, prenons le temps de réfléchir, de se concerter et de s’assurer que la modernisation ne constitue pas un malheureux retour en arrière dans les ornières de la voie de garage.