Pas de bail pour les pas de danse

Ballet Divertimento a quitté ses locaux — cinq studios de danse, 10 888 pieds carrés. L’école de danse loge maintenant au YMCA de la rue Drummond, ayant perdu 3000 pieds carrés au déménagement, qui sera à refaire dans deux ans. Et la chorégraphe au long cours Lucie Grégoire a fermé en juin dernier son studio situé au 4416, boulevard Saint-Laurent, dans un immeuble qui a déjà niché cinq studios d’entraînement, de yoga ou de gym sur table. Vite sur ses pieds, mais pauvre, la danse n’a pas les moyens de suivre la surenchère immobilière qui se joue à Montréal.

Ces exemples s’ajoutent au cas du Centre de création O Vertigo (CCOV), qui cherche toujours où se loger, et à la fermeture du studio Fleur d’asphalte, rue Saint-Hubert. Et Circuit-Est vit un compte à rebours : le bail de ses trois studios de la rue Saint-André a été sécurisé, à la vente de l’immeuble, jusqu’en 2030.

Comment faire comprendre l’importance d’avoir son studio de danse ? Lucie Grégoire tente l’exercice : « On était là en pleine ville, et ce lieu clos, calme, c’était ma maison de création. Je passais la porte et je me sentais disponible à la danse, aux idées », explique l’artiste, nourrie au butô et à la lenteur.

Au troisième étage, entre l’avenue du Mont-Royal et la rue Marie-Anne, ont dansé, répété, créé ou enseigné, durant 30 ans, Louise Lecavalier, la vétérante et pionnière Linda Rabin et l’improvisateur Andrew Harwood, pour ne nommer que ceux-là.

« C’est un lieu qui m’inspirait et qui m’ouvrait. C’est pour ça que je l’ai gardé plus longtemps que mes moyens n’auraient dû me le permettre. L’idéal aurait été de le garder pour la communauté. » Mais le propriétaire avait d’autres visées. Les baux ont été arrêtés avant la pandémie, ce qui a empêché Mme Grégoire de trouver des partenaires de location, ou de céder son studio au CCOV.

« Mon studio, il est vide maintenant », poursuit la chorégraphe, comme tout l’étage. L’artiste croit que l’immeuble est en rénovation afin d’être transformé en condos.

Ce qu’il faut pour danser

Pour danser, il faut beaucoup d’espace. Un impératif de moins en moins conciliable avec le marché immobilier de Montréal. Il faut également de bons planchers — résilients, sinon suspendus ou en bois — pour que les danseurs puissent sauter en s’usant le moins possible les articulations.

Le Regroupement québécois de la danse est intervenu récemment afin de sensibiliser la Ville de Montréal au fait que « plusieurs espaces en danse à Montréal sont fragilisés. Un plan d’action est nécessaire pour ralentir la tendance », comme l’a indiqué au Devoir sa directrice générale, Nadine Medawar.

Le Regroupement propose le développement d’« une stratégie qui sécurise des espaces destinés aux organismes, aux artistes et aptes à répondre aux besoins professionnels en danse », poursuit Mme Medawar. « Que ce soit de faire l’achat de certains édifices historiquement dédiés à la danse, ou de développer des programmes pour les propriétaires ayant des espaces vides », les idées sont là, poursuit-elle.

Mais de l’aide est nécessaire. Quand le Centre de services scolaire de Montréal a récupéré et mis en vente la bâtisse où logeait Ballet Divertimento, Susan Alexander, directrice de l’école de danse, a pensé la racheter.

« On avait le premier droit de refus. C’est vraiment triste : avant la pandémie, ç’aurait été possible d’acheter. On nous demandait 3,5 millions de dollars, ce qui est un prix extraordinaire pour le lieu, mais ça reste très difficile pour un organisme sans but lucratif. »

La pandémie a interrompu les revenus de l’école. Une part de la clientèle n’est jamais revenue, rendant le projet impossible. « On a passé deux ans à regarder toutes les possibilités. Même en location, les mises aux normes à faire pour la danse coûtent si cher que l’achat demeure une meilleure option. Mais avec l’inflation et l’état du marché… »

L’avenir n’est pas très joyeux pour un établissement comme le nôtre

« L’avenir n’est pas très joyeux pour un établissement comme le nôtre », poursuit Mme Alexander. Le YMCA a accepté d’accueillir l’école. Les studios sont plus petits, le loyer reste le même : « Il a été très généreux, ajoute-t-elle, mais il ne peut nous accueillir que deux ans. Dans six mois, il faut recommencer la recherche d’un lieu. Je crois que cette fois, on va devoir fermer. »

Cartographie impossible

 

Combien y a-t-il de studios de danse à Montréal ? Combien y en avait-il il y a 20 ans ? Impossible de le savoir. « Les certificats d’occupation pour usage autorisé de studios de danse sont produits par les arrondissements selon leur réglementation », répond Kim Nantais, pour la Ville.

« Par exemple, pour l’arrondissement de Ville-Marie, il n’y a pas d’usage spécifique “studio de danse” dans sa réglementation. L’arrondissement encadre ce type d’activités par l’usage “école d’enseignement spécialisé”, qui regroupe aussi les écoles d’arts martiaux, de langues, de formation, etc. »

Au Plateau-Mont-Royal, la réponse est similaire : « Pour un studio de danse ou une école de danse, nous utilisons l’usage “école d’enseignement spécialisé”. Cet usage n’est toutefois pas exclusif à la danse. Nous n’avons donc pas les données que vous recherchez », a répondu Geneviève Allard, chargée de communication pour l’arrondissement. Impossible, donc, de documenter une potentielle diminution des espaces voués à la danse.

Dans la Vieille Capitale

 

À Québec, la situation de la Maison pour la danse est différente. « On a la chance d’être propriétaire. Les compagnies qui sont établies à Québec n’ont pas de studios à elles, et viennent louer les nôtres », expliquent Steve Huot, du Groupe Danse partout, et Amélie Langevin, directrice de la Maison pour la danse.

« Reste qu’on utilise les studios presque à pleine capacité, à 85 % ou 86 %, poursuivent-ils. C’est la danse professionnelle qui occupe la plus grande part du temps les studios. Mais par son mandat, la Maison pour la danse doit aussi ouvrir ses portes aux pratiques amateurs. »

« Ça fait rentrer de l’argent, mais ça mobilise toute l’équipe, nos ressources. Ça fait une pression sur les locaux, qui s’usent prématurément. Tout ça nuit à l’accomplissement de notre mission fondamentale, mais les subventions qu’on nous accorde exigent de nous qu’on couvre également ces angles-là. »

La danse au Québec est-elle donc condamnée, à moyen terme, à devenir de la danse de rue ? À suivre.

À voir en vidéo

You May Also Like

More From Author