«Peau-de-Sang»: nature morte avec plumes d’oie

Avant de plonger dans l’écriture de son sixième roman, Audrée Wilhelmy avait une image en tête, celle du corps d’une femme suspendue par le menton et les poignets se berçant parmi des oies pendues par le bec au-dessus d’un comptoir jonché de viscères. C’est ainsi que l’on découvre la narratrice de Peau-de-Sang, qui raconte son histoire de l’au-delà tandis que, postés devant la vitrine de sa plumerie, les hommes du village, ceux-là mêmes qui ont acheté ses charmes en échange d’espèces ou de fourrures, l’observent.

« C’est très impressionnant, les oies pendues, affirme la romancière jointe par vidéoconférence. Les oies étaient un peu présentes dans Blanc résine [Leméac, 2019] et maintenant que j’habite sur le chemin des oies, j’entends les coups de fusil des chasseurs, je vois ces énormes voiliers d’oies qui se déposent devant chez moi. Dans mon esprit, c’est davantage une image en tableau qu’une narration déjà toute construite. À la limite, c’est une nature morte, avec du sang et des plumes très blanches, où il y aurait un corps de femme. Comme on la voit dans le cadre d’une fenêtre, il y a un décalage entre la mort concrète et le fantasme de vue sur cette mort. »

Si elle ignorait ce qu’elle allait faire de cette image d’une puissante poésie macabre, Audrée Wilhelmy savait de quel sujet elle allait traiter dans ce roman campé dans le Québec rural du XVIIIe siècle. « Ce qui m’intéressait, c’était cette question du désir, de l’émancipation féminine. Je voulais montrer un personnage jouant une fonction émancipatrice pour tout le monde. Je savais aussi que je voulais placer le lecteur dans une posture d’enquêteur qui n’est pas le propos du roman. Ça m’intéressait comme dynamique de me dire que le lecteur vit quelque chose qui n’est pas ce que les personnages vivent. »

Si cette plumeuse, dont on ne connaîtra que le surnom, Peau-de-Sang, choque la bienséance par son mode de vie, son indépendance et sa liberté, elle aide les femmes à se libérer de la domination des hommes, de même qu’elle aide les hommes à reconnaître leur vraie nature, tel le notaire qui affiche un penchant pour la soie et les dessous féminins. À l’instar de la Yaga, qui s’est retirée sur ses terres après lui avoir transmis son savoir, Peau-de-Sang occupe le rôle de gardienne des traditions.

« On sent que c’est un cycle qui est sans cesse renouvelé. Il y a cette question du personnage qui devient une fonction davantage qu’une identité, d’où le fait qu’elle n’a pas de nom. Le temps circulaire et millénaire m’intéressait. Je travaille sur la construction d’une mythologie depuis le début, mais c’est comme si c’était le premier livre où j’en étais pleinement consciente. La Yaga va revenir dans le prochain livre. Elle est importante pour moi parce qu’elle est un peu ce que j’aspire à construire aussi à travers mes oeuvres en arts visuels, c’est-à-dire un rapport à la vie qui est en dialogue avec la mort de façon apaisée, la Yaga étant cette espèce de mort-lumière. »

Tandis que Peau-de-Sang initie les jeunes filles à la couture, à la broderie et à la dentelle afin qu’elles puissent confectionner leur trousseau, on ne peut que penser aux Parques qui filent le destin des humains. « L’une de mes bonnes amies travaille sur la métaphore textile au Moyen Âge. Trame du récit, fil de l’histoire, fil rouge : il y a tout un langage qui est connexe à la littérature et aux arts textiles, et il y a tout un langage qui est connexe à la vie et aux arts textiles. Il y avait donc une fusion de ces trois langages qu’il était possible de faire avec ce projet. »

Voix posthume

Conte sanglant, charnel et organique où l’on retrouve avec bonheur la grâce de l’écriture et le grand pouvoir d’évocation de la romancière, Peau-de-Sang est porté par un souffle poétique dont l’absence de majuscules et de points rappelle celui du cycle Soifs de Marie-Claire Blais et une voix posthume évoquant Olivia de la Haute Mer, personnage des Fous de Bassan d’Anne Hébert. Présentes tout au long du roman, de discrètes et anonymes voix féminines se joignent à celle de Peau-de-Sang et prennent graduellement plus de place dans le discours afin de dévoiler leur identité et de revendiquer leur singularité.

« La difficulté, c’était de faire une voix posthume, donc l’idée de faire sauter la ponctuation est venue de cette question du rapport au temps qui est nécessairement différent. C’est un peu comme ça que les autres voix sont venues, cette capacité de dialoguer avec les vivantes. C’est sûr que j’ai pensé au personnage d’Anne Hébert, mais Olivia de la Haute Mer est complètement désincarnée, éthérée, aquatique, et je voulais un corps. Ma plumeuse, c’est un corps. Je trouvais intéressant que cette voix posthume soit charnelle parce que ça contrastait avec l’idée de la mort. »

Occupant un rôle clé dans le village, Peau-de-Sang est malgré tout marginalisée par les villageois et condamnée à une fin tragique : « Ce rôle de passeuse, c’est dangereux et ça l’a toujours été historiquement. En même temps, ça montre que même en tuant cette femme-là, ça ne change strictement rien, la transformation sociale est faite. À partir du moment où les femmes s’émancipent, il n’y a pas plus de retour en arrière. Il y a des retours politiques possibles, mais concrètement, les acquis de ces femmes sont encore là et elles continuent à les transmettre. La circularité de la mort, c’est aussi la circularité de la transmission. »

Au moment d’écrire Peau-de-Sang, Audrée Wilhelmy travaillait sur un livre d’artistes sur les féminicides pour lequel elle a tapé, à la machine à écrire, les 1500 noms des femmes décédées par féminicide depuis celui de Polytechnique : « Il y avait une conscience très ancrée dans le réel de ce que j’étais en train d’écrire et de fictionnaliser. C’est la première fois que cette pratique artistique était autant en dialogue avec un projet de fiction. C’est une façon de montrer que la vie de ces femmes-là ne se résume pas à leur mort ; le récit est axé sur ce que Peau-de-Sang donne aux autres, et non sur sa mort. »

Nordicité et ruralité

Fascinée depuis l’enfance par les contes et légendes du terroir québécois ainsi que par les contes russes, Audrée Wilhelmy, qui avait revisité Les sept femmes de la Barbe-Bleue dans Les sangs (Leméac, 2013), dévoile qu’elle a puisé cette fois à différentes sources, dont Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo. Peau-de-Sang, Binouche, son apprenti simple d’esprit, le sensuel notaire et le rigide médecin reprennent respectivement les rôles d’Esmeralda, de Quasimodo, de Phébus et de Frollo. À travers le Sulfureur, que Peau-de-Sang appelle son « beau diable », on reconnaît le Survenant de Germaine Guèvremont et le François Paradis de Maria Chapdelaine de Louis Hémon. Quant à la dépouille de Peau-de-Sang, elle rappelle celle de la Corriveau dans sa cage.

« Pour moi, Peau-de-Sang est un livre très québécois, comme Blanc résine l’était. Les contes québécois et les contes russes se recoupent beaucoup par la nordicité, ce qu’on ne retrouve pas dans les autres contes européens. Pour moi, tout ça fusionne de façon de plus en plus fluide, assez naturellement. Avant, je me concentrais sur un conte à partir duquel je travaillais, mais maintenant, l’univers que je crée s’autogénère davantage, mais en empruntant partout, ce qui me permet d’explorer toutes sortes de voix. »

Au sommet de son art, Audrée Wilhelmy s’approprie avec brio un grand nombre d’images, de personnages et de récits inscrits dans l’imaginaire collectif et livre un récit original qui s’inscrit parfaitement dans la lignée de ses romans précédents, tout en tissant un lien très fort entre le Québec ancestral et celui d’aujourd’hui.

« L’univers des contes est tellement violent et tellement splendide à la fois, il habite l’imaginaire des enfants avec tellement d’émerveillement que je n’ai pas l’impression que c’est un roman qui est particulièrement glauque ou inquiétant. J’ai écrit des choses pas mal plus violentes dans ma vie. Et le réel est pas mal pire… C’est le livre que j’ai eu le plus de plaisir à écrire parce que je me sentais en maîtrise de mes outils, mais aussi de mes idées. Je sais maintenant quels sont les sujets qui m’occupent et ce que je veux transmettre par l’écriture. »

Peau-de-Sang

Audrée Wilhelmy, Leméac, Montréal, 2023, 206 pages. En librairie le 6 septembre.

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