« Je ne crois pas à l’écriture comme thérapie. Et si ça existait, l’idée de me soigner par le livre me dégoûte. » Il y a tant de phrases qui ont résonné en moi à la lecture du récit tragique Triste tigre, de Neige Sinno, qui vient de remporter le prix Femina. Elles se sont insinuées entre la chair et la peau de l’âme, quelque part entre ce qu’on garde secret et ce qu’on souhaiterait voir exploser. Je me suis reconnue dans l’innocence, surtout. J’ai souhaité que tout mon entourage lise ce livre. Neige avait 9 ans, moi 15 ; c’était son beau-père, moi, mon prof. Similaire, mais pas pareil. Similaire, mais chaque cas est unique, un peu comme le Petit Chaperon rouge et Lolita le sont.
Par contre, les prédateurs ont tous les deux été en taule pour inceste ou pédophilie ; ils ont fini par avouer. Ce n’est pas assez pour l’autrice Neige Sinno, qui souhaiterait le suicide pour son voleur d’enfance, « la seule sortie honorable pour un violeur d’enfant ».
Elle l’évoque sans haine, comme un fait (étant même contre la prison) alors que ce sont le plus souvent les victimes qui se suppriment. « Quand on a été une victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours. Même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment. »
En dehors des artistes, il n’y a guère que chez les prêtres qu’on ait assisté à une telle impunité
La semaine dernière, j’essayais de choisir la photo de moi qui ornera la couverture de mon propre récit ; fleur de macadam ou fleur bleue ? Bûcheronne en bottes Kodiak ou béret et tresses ? En cavalière élégante avec queue de cheval ou de plein pied avec un bandana ? Je ne sais pas. Je suis toutes ces adolescentes, toutes ces jeunes filles à peine sorties de l’écrin de l’enfance. Mais comme le note Neige Sinno dans son admirable récit/essai : « Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. Il n’atteint pas cette poignée. »
Chose certaine, j’ai l’air si jeune, si naïve, sur ces photos d’ado ; mais j’ai sauté la clôture, le balcon, fait fi des portes closes ou entrouvertes. Lolita a franchi le pas.
Il n’y a pas que la question du consentement, aussi abordée dans l’ouvrage de Vanessa Springora sur sa relation avec l’écrivain éphébophile Gabriel Matzneff. Il y a aussi celle du plaisir, effleurée ici et chez Christine Angot (Le voyage dans l’Est, prix Médicis 2021). Et toujours la question du silence sur des années, voire des décennies, qui s’interpose entre douleur et peur, déni et honte.
Le mutisme payant
Le silence est central. Il permet à toute une société qui condamne l’abus officiellement de continuer à fonctionner hypocritement. Le tabou de l’inceste est énorme, celui de la pédophilie aussi.
Jusqu’à ce que la parole fasse tout éclater, la famille en premier, comme pour Camille Kouchner au sujet de son frère abusé dans La familia grande. Ou comme la comédienne Emmanuelle Béart dans le documentaire Un silence si bruyant qu’elle a tourné avec la réalisatrice Anastasia Mikova au sujet de l’inceste, le sien par son beau-père, mais surtout celui d’autres victimes qui ont aujourd’hui 13 ans ou la cinquantaine avancée, surtout des femmes, un homme aussi, abusé par ses parents.
J’ai visionné leur film deux fois, dont une avec une amie incestuée par son oncle de l’âge de 3 à 15 ans. Les séquelles sont multiples, immenses, même 50 ans plus tard. Pour cette amie, ce film a été un baume, même si elle ne souhaite pas porter plainte (elle le pourrait encore).
Il existait entre nous une intimité extrême, que ne peuvent connaître que les victimes et leurs bourreaux
« Il faut parler, parce que les mots, c’est le premier soin », entend-on dans le film. On y apprend que 160 000 enfants vivent l’inceste chaque année en France et que le phénomène touche 1 fille sur 5 et 1 garçon sur 12, soit 10 % de la population.
Il n’y a pas lieu de penser que ce soit différent chez nous. Les agressions sexuelles sur mineures augmentent d’année en année, surtout chez les adolescentes, une hausse de presque 30 % au Québec en 2021. On voit que les enfants sont touchés aussi. (Graphique 5, https://bit.ly/3ula7aI)
Et Internet n’a fait qu’aggraver la popularité du crime.
Paul Arcand a réalisé une docusérie glaçante sur les cyberpédophiles l’année dernière. Une enquêtrice constate que les prédateurs proviennent de tous les milieux, universitaires ou ouvriers, de tous les âges, de toutes les cultures. L’origine du mal est universelle et l’origine du sexe aussi : il est masculin dans plus de 96 % des cas. Et comme dit Paul Arcand, il n’y a pas de syndicats d’enfants au Québec. Si oui, ils feraient la grève eux aussi.
Le silence qui hurle
Mon amie incestuée a rencontré un mur en tentant de parler à d’autres victimes de sa famille. Pourtant, les dégâts sont énormes, sur sa sexualité, sa vie amoureuse, son estime d’elle-même, le legs à porter et à transmettre. On banalise pour museler, on change de sujet, on reste muet. Entre honte et culpabilité, comment une enfant peut-elle se mesurer d’abord à elle-même, puis à sa famille, ensuite à la société ?
Ce sont les trois cercles de silence dont parle Emmanuelle Béart dans le documentaire.
Toutes les victimes suivies dans Un silence si bruyant ont entrepris des démarches judiciaires, qui se sont parfois retournées contre elles ou ont été laissées sans suite. En fait, selon les chiffres avancés par Neige Sinno, ce sont 1 % des cas de ceux qui portent plainte qui sont condamnés. Combien osent aller jusque-là ?
Il n’y a jamais de happy end pour quelqu’un qui a été abusé dans son enfance
Ce qui frappe aussi, tant chez Neige que dans les documentaires, c’est la banalité du mal et comment on le justifie facilement. Mais la réalité brutale dépasse souvent l’enveloppe de la fiction : « Ce qui est bien avec la non-fiction, c’est qu’on peut faire fi de la vraisemblance, exposer des faits et des enchaînements de faits qui semblent incohérents, voire impossibles […] »
L’écrivaine raconte qu’elle ne se souvient de rien de son enfance, sauf pour les viols : « Avoir été obligée de passer du côté obscur m’empêche à jamais de pouvoir retourner à l’innocence. »
Après toutes les violences vécues, il faut encore se taper l’incrédulité, la présomption d’être menteuse, affabulatrice ou pire, complice. Cette innocence-là, non plus, ne pourra plus jamais reverdir. Neige résume : « Tu as regardé le mal dans les yeux et maintenant plus personne ne peut te regarder toi. C’est la légende de Méduse. Après le viol, plus personne ne peut la regarder dans les yeux. » Au risque de se transformer en pierre…