Il arrive tout seul. Lève sa casquette. « C’est grand plaisir d’être de retour à Montréal », souligne-t-il. Et Peter Gabriel explique aussi qu’en ces jours où l’on distingue de moins en moins la réalité du faux, il se peut très bien que ce soit à son avatar que nous ayons affaire en ce mercredi soir au Centre Bell. « Mon avatar a vingt kilos et il est chauve », précise-t-il. Le véritable Peter se prélasserait au bord de la Méditerranée, et il a le physique « d’un Dieu grec ». Conclusion ? « Amusez-vous bien… » Compris.
Il s’assied au piano, chante Washing Up The Water d’une voix extraordinairement intacte, la même depuis les années Genesis. Il n’attend pas pour présenter ses musiciens, avec soin, admiration… et tendresse. « Maybe it’s time for a little growing up », souhaite notre homme. Par moments, dans les couplets, les mélodies lovées dans des arrangements de cordes et de claviers rappellent irrésistiblement des airs de Foxtrot et Tresspass. Panopticon, la première des chansons du projet planétaire i / o, est à la fois immense et parfaitement définie.
Presque du néo-prog
Encore ici, on n’est pas loin de Genesis. Si l’écran circulaire fait très Pink Floyd, la musique à cette ampleur et ces modulations qui sont d’allégeance… néo-prog ? Four Kinds Of Horses est plus baroque, empreinte de tristesse et portée par la beauté de l’ensemble. La voix de Gabriel est prière et cri, appel aux forces vives. Un solo de trompette saisit au coeur.
Entre les pièces, il lit des textes exigeants. L’attention des milliers de spectateurs ne pourrait être plus aiguisée : nous sommes prêts pour mieux entendre les connexions que i / o tisse. Suit un succès de l’autre siècle : Digging In The Dirt. Bel équilibre, passage logique après ce bouquet de nouveautés. Curieusement, ça nous éloigne du territoire ou Peter l’éternel Pied Piper nous entraînait. Au temps de Genesis, il aurait poursuivi sur sa lancée, de Musical Box en Watcher Of The Skies. L’époque moderne n’est pas patiente, il le sait.
Danser, danser
Playing For Time est un peu piano-bar, une sorte de pause. On pense Billy Joel, Elton John. Un autre monde, comme si Gabriel était entrée quelque part pour passer le temps. Et pleurer ses blues. Le temps de se ressaisir, et relancer l’inexorable horloge. Tony Levin, Manu Katche l’appuient comme des frères. Olive Tree, autre nouveauté, avance d’un pas rapide, pop dansante pour se redonner de l’énergie. La pièce n’est pas passionnante : ce n’est pas sa fonction. Qui danse ? Ce n’est peut-être pas notre désir.
On se surprend à se demander ce qui arriverait si Gabriel incluait Dancing With The Moonlit Knight à ce moment précis, ou The Lamb Lies Down On Broadway ? L’émoi collectif que cette foule vivrait ! Mazette ! On se demande du coup pourquoi il ne le fait pas, presque jamais. Il a beau résolument regarder droit devant, et nous encourager à changer le monde, mission plus qu’honorable pour un créateur de cette envergure, cette part de passé manque.
Mais bon, il s’en tient mordicus à sa carrière solo. Ce passé existe pour lui au présent : il servira Sledgehammer en fin de première partie, bonne à entonner et se lever et se démener. La foule exulte. C’est déjà beaucoup.
Le temps des hymnes
Mais encore ? Ça repart fort avec Darkness, une grande ballade implacable, qui met en scène une multiplicité de Peter Gabriel, par une magie de miroirs qui fait penser à la fameuse scène de Rita Hayworth dans The Lady Of Shanghai d’Orson Welles. Love Can Heal est pareillement touchante, un hymne neuf qui s’ajoute au corpus. Road To Joy, dans le genre, est aussi instantanément gagnante qu’elle est moins solennelle.
De fait, la deuxième partie est surtout celle des grands hymnes, des beautés lentes et lourdes de sens : Don’t Give Up, Red Rain, Biko. Chacune est un événement en soi, donne la mesure de l’importance et de la pertinence de grandes chansons dans l’évolution de la société.
Les fidèles d’il y a cinquante ans en oublient presque le Cinema Show dans leur tête. Après tout, ils ont les disques, les films. Impossible d’en vouloir à ce grand artiste de se concentrer sur la suite du monde. Solsbury Hill, en finale, aura été le prix de consolation, LE souvenir ravivé des mythiques années 1970, jouée au moins une fois par Genesis lors des seules retrouvailles, en 1982. Mais oui, ça compte.