Petite sociologie de la grande Taylor Swift

Quand le professeur étasunien Brian Donovan a lancé sur TikTok une vidéo d’appel aux fans de Taylor Swift qui souhaiteraient être interviewés dans le cadre de la préparation d’un livre sur leur monde, celui des swifties, il espérait recevoir une vingtaine de réponses. Il en est finalement venu cent fois plus, et le message a été vu 120 000 fois.

 « J’ai été rassuré sur l’intérêt du sujet », dit au Devoir le professeur de l’Université du Kansas, spécialisé en sociologie de la culture. Il poursuit la rédaction de son essai cet hiver, en année sabbatique. 

Spécialiste du phénomène de la célébrité, il a créé il y a deux ans et a depuis offert deux fois un cours entièrement consacré à Taylor Swift. Certains départements de littérature, y compris au Canada, donnent déjà des enseignements sur les textes de ses nombreuses chansons. Sauf erreur, le cours consacré à une analyse du « swiftisme » d’un point de vue sociologique est unique au monde.

Il n’y a jamais rien d’ordinaire avec cette mégastar faisant tomber les records un à un. Elle était vendredi à Tokyo dans le cadre d’une tournée mondiale décrite comme la première à engranger un milliard de gros dollars américains de revenus. Elle est devenue il y a deux semaines la première artiste à remporter quatre trophées Grammy de l’album de l’année

Ce week-end, ses fans risquent fort de faire gonfler le nombre total de téléspectateurs branchés pour suivre le match du Super Bowl à Las Vegas — et surtout les moindres apparitions de leur reine à l’écran — et ainsi d’engendrer un nouveau sommet. Les Chiefs de Kansas City, équipe de son amoureux, Travis Kelce, affrontent celle des 49ers de San Francisco.

Une boule à facettes

Brian Donovan regardera le match lui aussi. Il explique que l’atmosphère est électrisante dans son coin de pays ces derniers jours : le campus principal de l’Université du Kansas est à Lawrence, au Kansas, entre la capitale Topeka et Kansas City, ville du Missouri. Le professeur précise aussi qu’il a bel et bien choisi son nouveau et passionnant sujet avant que se déclenche la folie médiatique entourant le power couple formé par la performeuse et le footballeur des Chiefs. Les universitaires ont d’ailleurs pu suivre et analyser le rayonnement exponentiel de ce nouveau développement au cours des derniers mois.

« Il y a trois ans, Taylor Swift a commencé à se retrouver au centre des discussions de mon cours en sociologie de la culture », explique celui qui a décidé de lui consacrer un premier trimestre en entier l’année suivante. Il a redonné le cours The Sociology of Taylor Swift l’automne dernier et en deux versions, une en séminaire restreint aux cycles supérieurs et une autre en amphithéâtre. La réaction des étudiants a été très forte. C’est maintenant le cours le plus prisé du Département de sociologie.

« Ce séminaire utilise la vie et la carrière de Taylor Swift comme une boule à facettes pour susciter des réflexions sur des processus à grande échelle tels que l’industrie culturelle, la célébrité et le fandom [la communauté de fans], ainsi qu’à l’intersection de la race, du genre et de la sexualité dans la vie américaine contemporaine », résume le plan de cours distribué aux étudiants, qui sont en fait surtout des étudiantes. « Nous explorerons plusieurs sujets fondamentaux de la sociologie de la culture, notamment la construction de l’authenticité, les frontières symboliques et le contrôle, le fandom et le travail des fans, ainsi que la politique des célébrités. »

Un absolu de substitution

Cela dit, M. Donovan, docteur en sociologie, commence toujours ses exposés magistraux en expliquant que la passion des inscrits pour la star de la pop ne les dispensera pas de travailler fort et d’accepter la confrontation de points de vue critiques de leur idole. Le sociologue, lui-même swiftie assumé depuis des années, développe une perspective à la Durkheim sur le grand et complexe sujet. Au sens que, pour lui, une société est avant tout « un ensemble d’idées, de croyances, de sentiments de toutes sortes » qui se réalisent par les individus et leurs interactions entre eux, maintenant surstimulées par les réseaux sociaux.

« Je m’intéresse à cette sorte de joie collective qui lie les fans, dit-il. J’observe comment leurs rapports verticaux à sens unique avec Taylor Swift créent une base pour des liens sociaux latéraux qui les soutiennent dans la vie. En sociologie, nous avons l’habitude de mettre l’accent sur la souffrance, les inégalités. Mon objectif principal, avec cette recherche sociologique, est de montrer les aspects positifs de la sous-culture d’un groupe de fans [le fandom]. Cette communauté a sa vie propre et engendre une énergie incroyable qui crée un rare sentiment d’appartenance. Je ne veux pas dire que ça n’a rien à voir avec Taylor Swift. Évidemment, elle est adulée, mise sur un piédestal. Mais en fin de compte, c’est le sentiment d’amitié et de partage qui tient ensemble la communauté de fans. » 

Il y voit même une sorte d’absolu de substitution, de petite transcendance, en tout cas, une attitude « quasi religieuse ». Les adeptes les plus sérieux étudient les textes de l’idole, adoptent certains rituels. Le professeur raconte que la marchandise de promotion (les t-shirts, notamment) sert ensuite aux swifties pour se reconnaître entre eux. Ces derniers peuvent alors se parler spontanément en utilisant ce que les pros appellent un « fanlect », soit un dialecte de fans, souvent truffé d’extraits des chansons du large corpus swiftien. 

On en a vu d’autres, avec Elvis ou les Beatles. Les mêmes reproches condescendants et parfois misogynes d’hystérie collective étaient d’ailleurs adressés aux fans de ces idoles pop d’autrefois. Le professeur fait remarquer que les admiratrices savent qu’elles en font trop, puisque ça fait partie du jeu. 

Et puis Taylor Swift, contrairement à Madonna ou à Miley Cyrus, par exemple, ne mise pas sur la sexualité, ne s’affiche pas d’abord comme un sex-symbol. « Son image ne vise pas le regard mâle hétérosexuel. Son image en est d’abord une de fiabilité. C’est ce qui la rend si attirante auprès des jeunes femmes. Elle n’essaie pas d’être sexy pour les garçons. Elle essaie d’établir une relation avec les autres filles. »

L’extrême centre

Mais bon, la fille la plus populaire de la grande école mondiale incarne quand même le cliché en fréquentant le joueur de football le plus populaire du moment. Cette liaison passionnelle donne prise à des exégèses complotistes, qui voient notamment dans le couple doré une création du Pentagone vouée à faire la promotion de la candidature démocrate aux prochaines élections, si d’aventure Taylor Swift et son chum appuyaient Joe Biden

Cette lecture délirante découle du constat de son immense popularité potentiellement décisive en politique. Dans les faits, les positions de Taylor Swift se situent un peu à gauche du centre sur le spectre idéologico-politique. Elle dispose surtout d’un capital culturel encore plus fourni que son compte en banque qui explique la volonté de tous les camps de l’attirer ou de la repousser, quitte à ce que soient inventées des histoires abracadabrantes sur elle. 

« Je trouve surtout remarquable qu’elle ait su éviter de se retrouver coincée dans les discours des guerres culturelles américaines jusqu’ici, dit le professeur Donovan pour conclure. Cette position a commencé à changer il y a un mois environ. Sa notoriété est tellement grande, maintenant les politiciens et les commentateurs politiques savent qu’ils peuvent gagner de l’attention juste en parlant d’elle. »

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