Pour les journalistes à Gaza, «il n’y a pas de place où se réfugier»

Une des premières victimes de la riposte israélienne, à la suite de l’attaque du Hamas du 7 octobre, s’appelait Ibrahim Mohammad Lafi. Jeune photojournaliste, il a été tué par balle en couvrant les événements à Beit Hanoun, près du poste frontalier d’Erez, dans le nord-est de la bande de Gaza. Il avait 21 ans.

Ibrahim fait partie de la vingtaine de journalistes tués depuis le début de la guerre d’Israël contre le Hamas — un bilan qui ne cesse de s’alourdir à mesure que l’offensive israélienne sur la bande de Gaza s’intensifie, dénoncent des organismes de protection des droits des journalistes.

Selon Reporters sans frontières (RSF), 11 journalistes sont décédés en couvrant cette guerre, dont 9 dans la bande de Gaza, « la plupart, sinon tous, sous les bombardements israéliens », précise l’organisme. Au total, dans le monde, 36 journalistes ont perdu la vie dans l’exercice de leurs fonctions depuis le début de l’année.



 

Le bilan est toutefois plus lourd qu’on le pense : RSF note qu’une dizaine de journalistes ont aussi été tués à leur domicile par les frappes israéliennes, alors qu’ils ne couvraient pas le conflit. L’organisme tente de déterminer s’ils étaient ciblés par l’armée israélienne en raison de leurs fonctions.

Selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), 29 journalistes ont perdu la vie depuis le 7 octobre : 24 Palestiniens, 4 Israéliens et 1 Libanais. De son côté, le Syndicat des journalistes palestiniens dénombre aussi un total de 24 journalistes tués.

« Une guerre à 360 degrés »

« Quand on est en contexte de conflit [dans la bande de Gaza], c’est un peu une guerre à 360 degrés », illustre Guillaume Lavallée, journaliste et ancien président de la Foreign Press Association (de 2022 à 2023), qui représente les correspondants étrangers travaillant en Israël, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

« Il n’y a pas de place où se réfugier », raconte le journaliste au bout du fil, depuis Montréal. Il a longtemps été correspondant en Israël et en Palestine. Effectivement, la bande de Gaza est soumise à un blocus d’Israël depuis 2007, rendant les entrées et les sorties du territoire très difficiles. De plus, depuis le 7 octobre, le petit territoire est soumis à un siège total : il est impossible d’en sortir, et l’électricité, l’eau, la nourriture et le gaz n’y sont plus acheminés par Israël.

« Les journalistes doivent gérer le fait de travailler sur le terrain et d’être à risque, tout en ayant à gérer leur famille, dont leurs enfants, sachant qu’ils ne peuvent pas les mettre à l’abri, explique Guillaume Lavallée. C’est ce qui rend la chose assez unique malheureusement [à Gaza]. C’est ce qu’on a vu [mercredi], avec le cas de Wael Al-Dahdouh. »

Journaliste palestinien et correspondant à Gaza pour Al Jazeera, Wael Al-Dahdouh a perdu sa femme et deux de ses enfants dans une attaque aérienne d’Israël sur le camp de réfugiés de Nusseirat, le 25 octobre. Alors qu’il demeurait dans la ville de Gaza pour couvrir l’offensive israélienne, sa famille avait pris la route vers le sud afin de fuir les bombardements, rapporte la chaîne qatarie. Al-Dahdouh a appris la nouvelle en plein direct.

Si les dangers que courent les journalistes dans la bande de Gaza se multiplient, le milieu risque de voir un « étouffement médiatique » de ce qui se passe sur le terrain, avertit RSF. Une crainte exacerbée notamment par l’offensive de propagande en ligne d’Israël à travers ses divers comptes de réseaux sociaux.

Le gouvernement israélien a d’ailleurs instauré, la semaine dernière, des mesures d’urgence lui permettant de suspendre des diffuseurs médiatiques et de confisquer leur équipement, ou encore de cibler des civils si le contenu qu’ils diffusent venait à « menacer la sécurité nationale ou l’ordre public, ou servir de base pour “la propagande de l’ennemi” », rapportent des médias israéliens.

Ces mesures sont décriées par le Comité pour la protection des journalistes, qui estime notamment qu’Al Jazeera, souvent ciblée par le régime israélien, serait à risque de censure dans ce contexte.

En 2017, Israël a d’ailleurs tenté de fermer le bureau de la chaîne à Jérusalem, de suspendre sa diffusion et de retirer l’accréditation de ses journalistes. En 2021, l’immeuble abritant les bureaux d’Al Jazeera ainsi que ceux de l’Associated Press à Gaza a été détruit par une frappe israélienne.

« Ils se sont retrouvés en pleine guerre sans lieu de travail », fait valoir M. Lavallée. En 2021, ces journalistes ont dû pratiquer leur métier dans des lieux de travail intérimaires, avant de pouvoir rebâtir de nouveaux locaux, « sans savoir s’ils pourraient y rester [longtemps]. Parce que dès qu’il y a une autre guerre, il n’y a plus de lieu sûr ».

Une situation aussi risquée en Israël

« Les journalistes sont des civils qui font un travail essentiel en temps de crise et ne doivent pas être pris pour cibles par les parties en guerre », a déclaré Sherif Mansour, coordinateur du CPJ pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord par voie de communiqué.

« Les journalistes à Gaza sont soumis à un risque exponentiel. Mais leurs collègues en Cisjordanie et en Israël font eux aussi face à des menaces, à des attaques et à de l’intimidation afin d’obstruer leur couverture essentielle de ce conflit », ajoute-t-il au Devoir, par la voix de Zoe Simbolon, chargée des communications du CPJ.

Guillaume Lavallée souligne d’ail-leurs que les journalistes israéliens sont eux aussi à risque face aux attaques par roquettes du Hamas depuis Gaza, qui se multiplient, elles aussi, depuis le 7 octobre. « Il y a aussi des débris de roquettes. Même s’il y a un bouclier antimissile israélien, [les journalistes] ne savent jamais où ça peut tomber. Il y a un risque assez permanent. »

À voir en vidéo

You May Also Like

More From Author