Qu’est devenu le groupe État islamique ?

Après avoir mené plusieurs attentats spectaculaires et instauré un califat sur une partie de l’Irak et de la Syrie de 2014 à 2019, le groupe armé État islamique (EI) avait disparu de bien des écrans radars. Le carnage perpétré dans un théâtre de Moscou vendredi dernier a toutefois ramené le groupe djihadiste à l’avant-scène. Le dernier bilan de l’attaque fait état de 139 morts et 182 blessés.

Pour mieux comprendre les dynamiques qui animent le groupe armé État islamique, Le Devoir s’est entretenu avec Riccardo Valle, directeur de recherche pour la plateforme The Khorasan Diary, basée à Islamabad et spécialisée dans la surveillance des organisations djihadistes et militantes de la région du Khorassan (Afghanistan, Pakistan, Iran, Asie centrale), et Jabeur Fathally, professeur de droit international à l’Université d’Ottawa.

Comment le groupe armé État islamique a-t-il évolué depuis la proclamation d’un califat il y a 10 ans ?

« Daech a connu à la fois une ascension fulgurante, dont l’apogée était la proclamation du califat en 2014 sur un vaste territoire irakien et syrien, et une chute brutale à partir de 2015 », analyse Jabeur Fathally. En l’espace de quelques mois, le groupe a perdu l’essentiel de ses bastions territoriaux en Irak et en Syrie en raison, notamment, des frappes menées par la coalition internationale dirigée par les États-Unis. D’autres facteurs ont aussi contribué à sa déroute, dont « les éclatements internes et les rivalités entre groupes terroristes », souligne le professeur.

Depuis, les activités du groupe EI se sont délocalisées dans des zones périphériques, également appelées « provinces », souligne Riccardo Valle. En Afrique de l’Ouest, le groupe État islamique au Grand Sahara a étendu son emprise sur une partie du Burkina Faso, du Mali et du Niger. Quant au groupe État islamique au Khorassan, actif en Afghanistan et au Pakistan, il s’est mué « d’une insurrection de guérilla traditionnelle à un réseau souterrain de petites cellules capables de mener des attaques moins meurtrières mais plus spectaculaires », indique-t-il.

Est-ce que le groupe État islamique mobilise encore de nombreux combattants et représente une menace importante ?

Selon Jabeur Fathally, « la perte des territoires conquis et les guerres des frères ennemis ont réduit le bassin de recrutement [du groupe EI], et le soutien étranger qui lui était vital n’existe plus », ce qui a réduit sa force de frappe.

En Afrique de l’Ouest, le groupe représente néanmoins une menace importante pour le contrôle du territoire, mentionne Riccardo Valle. Dans la région du Khorassan, le groupe État islamique est actif en menant des attentats visant les civils.

À l’extérieur du monde musulman, les attaques sont extrêmement imprévisibles, souligne le chercheur. « Le plus souvent, ce sont des cellules locales qui mènent les attaques et qui communiquent ensuite, une fois l’attaque menée ou même le lendemain, avec le centre du pouvoir du groupe État islamique. C’est pourquoi il y a souvent un délai avant qu’un attentat soit revendiqué », explique-t-il.

Est-ce que l’attentat de Moscou s’inscrit dans la lutte que le groupe État islamique au Khorassan mène contre le gouvernement afghan contrôlé par les talibans ?

La Russie s’est rapprochée ces derniers temps du gouvernement taliban, qui a conquis en 2021 le pouvoir en Afghanistan. Une relation qui est vue d’un mauvais oeil par les djihadistes du groupe EI non seulement parce que les talibans leur mènent une lutte acharnée, mais aussi parce que cette réconciliation est perçue comme « une trahison à l’endroit du djihad antisoviétique mené il y a une quarantaine d’années », note Riccardo Valle.

Contrairement à certaines informations ayant été véhiculées, l’attentat de Moscou n’a pas été officiellement revendiqué par la branche du groupe État islamique se trouvant au Khorassan, fait remarquer M. Valle. « La revendication mentionne que les soldats en Russie du califat de l’État islamique ont perpétré l’attaque », précise l’expert, tout en ajoutant que le groupe État islamique au Khorassan pourrait néanmoins avoir été impliqué.

L’organisation pourrait avoir fourni un soutien financier ou logistique. Son implication pourrait aussi être plus indirecte, « en ce sens que l’État islamique au Khorassan a produit, au cours des trois dernières années, une énorme quantité de propagande contre la Russie en langues tadjike et russe », poursuit M. Valle. Dans son magazine publié en anglais, l’organisation a notamment encouragé, l’an dernier, les musulmans de Russie et d’Ukraine à prendre avantage de la guerre pour commettre des attentats dans les deux pays, rapporte-t-il.

Pour quelles autres raisons le groupe État islamique s’en est pris à la Russie ?

Pour Jabeur Fathally, il est clair que « la Russie a toujours été dans la mire des groupes terroristes [sunnites] au Moyen-Orient en raison du soutien russe au gouvernement syrien et à l’armée syrienne, et en raison des liens économiques et géostratégiques entre la Russie et l’Iran ».

« Ils considèrent donc la Russie comme l’une des responsables de l’effondrement de l’État islamique en Syrie et de la mort de milliers de militants affiliés à l’État islamique et leurs familles », ajoute Riccardo Valle.

Les deux chercheurs soulignent également la présence d’un mouvement djihadiste en Russie depuis les guerres de Tchétchénie. Sans oublier que le groupe paramilitaire russe Wagner est actif en Afrique de l’Ouest pour combattre les djihadistes, ce qui attise le sentiment anti-russe.

En commettant cette attaque, est-ce que le groupe État islamique a aussi voulu envoyer le signal qu’il est de retour et qu’il peut encore frapper à l’extérieur du monde arabo-musulman ?

« Absolument, dit Riccardo Valle. L’État islamique a souvent fait valoir que la guerre qu’il mène n’est pas limitée géographiquement aux régions à majorité musulmane. » Pour Jabeur Fathally, il est aussi clair que cet attentat était « un coup publicitaire ».

Le président russe, Vladimir Poutine, a reconnu du bout des lèvres que l’attentat a été commis par des islamistes radicaux, est-ce bien le groupe État islamique qui est à l’origine du carnage ?

« Il y a une abondance de preuves qui confirment avec certitude que cette attaque a été menée par l’État islamique », fait valoir Riccardo Valle. Les quatre individus — dont certains sont originaires du Tadjikistan — ayant été arrêtés et possiblement torturés par les forces de sécurité russes sont les auteurs de l’attaque, confirme-t-il, « puisque leurs vêtements et leurs visages correspondent à la vidéo que l’État islamique a publiée de ces quatre militants à l’intérieur du bâtiment pendant qu’ils tuaient et qu’ils louangeaient l’État islamique ».

Le gouvernement Poutine cherche toutefois à instrumentaliser l’attaque pour la lier à l’Ukraine et ainsi galvaniser son effort de guerre, note le chercheur. Jabeur Fathally rappelle d’ailleurs qu’en temps de guerre, « la première victime est la vérité ». Bien qu’il est également clair à ses yeux que Daech a commis l’attentat, on en sait encore peu sur les complices et les commanditaires qui ont aidé les quatre terroristes à semer la terreur, fait-il remarquer.

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