En 1998, l’oeuvre de Rirkrit Tiravanija, artiste né en Argentine d’origine thaïlandaise, était au coeur de la pensée du désormais célèbre essai Esthétique relationnelle du critique français Nicolas Bourriaud. Une des oeuvres participatives de Tiravanija, Untitled, 1996 (One Revolution per Minute), faisait d’ailleurs la couverture de cet ouvrage traduit en une quinzaine de langues. C’était une installation qui abordait entre autres la mécanique toujours en accélération de notre mode de production et de consommation.
Que reste-t-il de cette approche 25 ans plus tard ? Cette esthétique fut souvent résumée, réduite et appauvrie à un ludisme un peu enfantin, ce qui a bien plu à bien des musées qui n’ont pas le courage d’affirmer la valeur d’un art qui demande du temps de réflexion. Il faut bien se soumettre à une vision distrayante et rentable du musée, à la dictature du tourniquet… Pourtant, pour Bourriaud, il s’agissait de mettre en place un art créant un interstice social échappant à la structure capitaliste.
Pour l’exposition qui est consacrée ces jours-ci à la Fondation Phi à Rirkrit Tiravanija, on a néanmoins choisi le titre simplificateur Jouez/Play. Pour l’artiste, cette notion de jeu est certes importante, car elle parle « d’interaction, du fait de prendre des décisions », ce « que nous pouvons tous comprendre, même si nous refusons de participer ». Cela dit, on a le sentiment que dans ses oeuvres, c’est plutôt une forme d’interaction déstabilisante qu’un jeu amusant qui l’emporte.
Tiravanija définit-il encore son travail grâce à cette étiquette inventée par Bourriaud ? Quel rapport entretient-il avec cette esthétique ? « La plupart de mes pairs qui étaient nommés dans ce livre ainsi que moi-même voulions défier les conditions de catégorisation. Néanmoins, je pense pourtant que mon travail est relationnel ou que, plus exactement, il énonce une possibilité de relationnalité », exprime l’artiste. Il ajoute que l’idée d’une « esthétique est une imposition philosophique occidentale ». « Je ne pense pas par catégories esthétiques. Pour moi, les notions d’altérité ou de différence sont plus importantes. Nommer, catégoriser et rendre ainsi significatif/insignifiant est une perspective occidentale de la connaissance. Je ne pense tout simplement pas en ces termes, je n’accorde pas de valeur à ces perspectives ». Après l’expo sur l’art colombien qui, récemment, au Musée des beaux-arts de Montréal, remettait en question la notion de datation des oeuvres pour l’histoire de l’art autochtone, voici donc une approche décatégorisant les mouvements artistiques imposés par l’Occident…
Tiravanija/Fassbinder
Des trois oeuvres exposées, c’est certainement Untitled 2017 (skip the bruising…) (2017) qui déstabilise le plus. Tiravanija y a reconstruit un bar où on peut aller s’installer et parfois prendre un verre (voir l’horaire sur le site de la Fondation), bar où on peut voir une appropriation vidéo, un remake réalisé plan par plan de Angst essen Seele auf (Tous les autres s’appellent Ali, traduit en anglais par Ali : Fear Eats the Soul) film réalisé par Rainer Fassbinder en 1974. Dans un effet de mise en abyme, le bar installé par Tiravanija à la Fondation Phi est celui présent dans son remake, qui lui-même évoquait celui du film de Fassbinder…
Le cinéaste allemand y racontait l’histoire d’une veuve esseulée — jouée par Brigitte Mira — qui rencontre un jeune homme immigrant, un Marocain — interprété par El Hedi Ben Salem — qu’elle épouse malgré le racisme ambiant… Tiravanija fait jouer ici le rôle de la veuve à un homme — l’artiste Karl Holmqvist —, néanmoins décrit comme une femme dans le récit inchangé, amplifiant, actualisant les enjeux du film de 1974… Pour Tiravanija, « Fassbinder a réalisé des films sur l’altérité dans une société qui se considérait comme hégémonique et pure, dans laquelle toute altérité était perçue comme une menace et où toutes les différences devaient être balayées vers l’uniformité et l’assimilation. Je pense que nous devons nous méfier de telles manipulations et ne pas succomber à de telles craintes ».
Le Bureau de la recherche non compétitive