Pièces de viande moisies et équipements contaminés. Carcasses dont on ne peut établir la provenance. Bêtes qui reprennent connaissance lors de la saignée. Vingt poursuites liées à l’hygiène et au bien-être animal ont été déposées en deux ans contre l’abattoir Les viandes B & B de Marieville, qui collectionne les manquements, selon des centaines de rapports d’inspection obtenus par Le Devoir. Son propriétaire soutient qu’il « n’y a jamais eu de viande moisie qui s’est retrouvée sur le marché » et se dit victime d’une « chasse aux sorcières » du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ).
27 juin 2022. En visitant l’abattoir, une inspectrice du MAPAQ saisit une trentaine de demi-carcasses de boeufs « avec présence de moisissures ou partie gluante ». Elle exige aussi l’élimination de cinq caisses de jambons emballées un mois et demi plus tôt qui s’apprêtaient à être livrées.
Dans un style télégraphique, elle décrit ainsi les lieux : « Présence de moisissure sur le plafond, la porte, le mur et les rails. Poignée sale. Mur du corridor sale, tuile absente au plafond. Condensation au plafond de la grande chambre froide. […] Rouille sur certaines portes. »
Situation exceptionnelle ? Non. La semaine suivante, le MAPAQ saisit pour cause de moisissures ou de contamination quinze carcasses de boeufs, sept de veaux, deux d’ours, une de porc et une de cheval.
Le Devoir a obtenu des centaines de rapports d’inspections réalisées entre mai 2022 et avril 2023. Ceux-ci font état des saisies fréquentes de pièces de viande qui, après analyse, doivent être soit éliminées, soit débarrassées des parties non comestibles. Nombre d’entorses aux normes québécoises y sont décrites chaque semaine : équipements malpropres, entreposages inadéquats de la viande, température des chambres froides trop élevées, etc.
Les inspecteurs du MAPAQ y dénoncent régulièrement les lacunes sur le plan de la traçabilité. Au printemps 2022, des pièces de viande « fortement contaminées » sont trouvées dans le camion de livraison stationné à l’arrière de l’établissement. Les carcasses, sans estampilles permettant d’en connaître la provenance, sont alors détruites.
À cela s’ajoutent les manquements répétés au bien-être animal. Entre autres choses, les inspecteurs y décrivent des techniques inadéquates d’insensibilisation d’animaux : suspendus au rail, des porcelets ont des signes de réveil après le début de la saignée ; un jeune boeuf est « percuté 7 fois » avant d’être étourdi convenablement…
En moins de deux ans, les observations du MAPAQ ont mené le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) à déposer 20 poursuites contre l’établissement, dont 7 liées au bien-être animal et 11 à la qualité des produits alimentaires. Depuis plus d’un an, la charge de risque de la charcuterie adjacente à l’abattoir est considérée comme supérieure par le MAPAQ.
L’abattoir a été reconnu coupable dans quatre de ces dossiers et condamné à payer 16 750 $ d’amendes. Pour plusieurs dossiers toujours pendants, un juge devrait trancher d’ici la fin de l’année.
« Chasse aux sorcières »
Propriétaire des installations de Marieville depuis 2020, Benoît Bouffard estime avoir été victime dans les dernières années « d’une chasse aux sorcières » d’inspecteurs du MAPAQ. Il attribue aussi une partie des problèmes de l’entreprise au vandalisme d’un ex-employé mécontent qu’il a remercié dans les derniers mois.
Il concède par ailleurs que de « petites parties d’abats peuvent effectivement être périmées », assurant du même souffle que celles-ci sont toujours enlevées : « Il n’y a jamais eu de viande moisie qui s’est retrouvée sur le marché. Jamais, jamais, jamais. On serait fermé si c’était le cas. »
Tout est mis en oeuvre pour que les normes provinciales soient respectées, assure M. Bouffard lors d’une visite du Devoir dans ses installations. Il montre alors les tapis antidérapants déroulés dans l’étable, et évoque le changement du système de réchauffement des eaux qui sert à désinfecter les couteaux et dont les inspecteurs du MAPAQ ont dénoncé le dysfonctionnement pendant des mois. « Et on compte embaucher quelqu’un au contrôle qualité pour “upgrader” et désosser encore mieux », dit-il.
M. Bouffard soutient qu’en achetant l’abattoir il y a trois ans, il a hérité d’une entreprise non seulement en difficulté financière, mais surtout dysfonctionnelle : « C’est comme si on avait acheté une auto qui était belle de l’extérieur, mais qui, en dedans, avait bien des problèmes. »
L’ancien propriétaire Martin Noiseux — dont l’entreprise avait gardé le nom jusqu’à cette année — réfute ses accusations. Ce dernier a continué de diriger les activités après l’acquisition, jusqu’en avril 2022. Il confirme que M. Bouffard et lui ont eu d’importants différends financiers lors de son départ, mais surtout que leur position était irréconciliable quant aux pratiques pouvant affecter la qualité des produits. Il cite en exemple des carcasses saisies par le MAPAQ qui auraient été nettoyées à l’abattoir sans la supervision des inspecteurs.
Au printemps 2022, d’anciens employés de l’entreprise décrivent des pratiques similaires dans des dépositions faites auprès du MAPAQ, que Le Devoir a consultées. En juillet de la même année, ce sont des inspectrices qui écrivent dans des rapports avoir remarqué que des pièces de viande saisies à cause de moisissures avaient été nettoyées sans la supervision et l’autorisation d’inspecteurs.
Interdite, cette pratique aurait été commise par erreur, concède M. Bouffard. « C’est vrai, on n’a pas le droit. Si un employé a fait ça, il ne le savait pas, il a lavé [les carcasses] », dit-il, assurant n’avoir jamais demandé à un travailleur de manipuler une pièce de viande saisie par le MAPAQ.
Perte de crédibilité
M. Bouffard confie par ailleurs « apprendre sur le tas ». L’homme d’affaires est avant tout un important courtier spécialisé dans l’achat et la vente de bovins dans les encans. Son troupeau de 1500 bêtes constitue maintenant, à lui seul, « entre 80 % et 90 % » des bêtes abattues aux installations de Marieville.
Or, Le Devoir a découvert qu’il n’y a pas que Les viandes B & B dans la mire des autorités. Depuis avril 2022, le DPCP a déposé quatre poursuites qui ciblent personnellement Benoît Bouffard pour des infractions liées à la qualité des produits et au bien-être animal. À la fin septembre, il a été condamné à une amende de 2500 $ pour ne pas avoir assuré le bien-être et la sécurité d’un animal sur une de ses installations à Sainte-Catherine-de-Hatley. Les trois autres sont en attente de procès.
Sa compagnie Transport P.A.B. Bouffard — spécialisée dans l’exportation de foin et de boeufs aux États-Unis — a quant à elle fait l’objet de deux perquisitions dans le cadre d’enquêtes menées par le MAPAQ en 2021. Elle a depuis été condamnée pour des infractions liées à la traçabilité des animaux ainsi qu’à des manquements au bien-être animal.
Dans le premier dossier, l’inspecteur du MAPAQ écrit avoir observé des bovins « en grande souffrance » qui ont dû être euthanasiés sur place. Le MAPAQ ordonne que deux bêtes susceptibles de « mourir lors du transport » soient directement envoyées à l’abattoir de Marieville, ce qui n’a finalement pas été fait. « M. Beno[î]t Bouffard déclare, après la lecture de ses droits […] qu’il ne sait pas où les vaches sont rendues et si elles ont été abattues ou non », peut-on lire dans le rapport d’infraction, qui a mené à une amende de 5000 $.
La deuxième enquête du ministère en lien avec la compagnie de transport de M. Bouffard découle de « nombreuses plaintes » du Département de l’agriculture des États-Unis (USDA). « Le USDA commence à mettre en doute notre système de certification et à perdre sa crédibilité », note un enquêteur du MAPAQ dans un document déposé à la Cour. On y fait état de vaches et d’un taureau morts lors de leur transport.
Questionné sur ces perquisitions, Benoît Bouffard en relativise l’importance. Il serait normal pour « le plus gros exportateur bovin du Québec » d’enregistrer quelques décès, selon lui. Là encore, il soutient avoir subi l’acharnement d’une inspectrice du MAPAQ qui « voulait [s]a peau » et qui aurait « été de mèche avec une vétérinaire américaine, de l’État de New York ». Il soutient que tout va bien actuellement.
Le MAPAQ a pour sa part refusé d’accorder une entrevue au sujet des Viandes B & B, arguant ne pas commenter de dossier en particulier. Est-ce que d’autres abattoirs enregistrent autant de manquements et de poursuites de la part du ministère ? Un porte-parole répond : « La majorité des établissements d’abattage ou de transformation se conforment au cadre réglementaire. »
Avec Lisa-Marie Gervais