À l’issue d’une semaine de procès, une peine d’un an de prison avec sursis a été requise mercredi contre Éric Dupond-Moretti. Quant à la peine d’inéligibilité, normalement obligatoire en cas de condamnation, le procureur général a préféré s’en remettre à la “sagesse” de la Cour.
Depuis lundi 6 novembre se tenait le procès historique du ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti. Historique, car il s’agissait de la première fois qu’un ministre en fonction était conduit en justice. Mercredi, les réquisitions sont tombées. Le procureur général de la Cour de cassation, Rémy Heitz, a réclamé à la Cour de justice de la République (CJR) que le ministre jugé pour prise illégale d’intérêts soit reconnu “coupable”, demandant une peine d’un an de prison avec sursis. Toutefois, alors que la peine d’inéligibilité est en principe obligatoire en cas de condamnation, Rémy Heitz a estimé que la Cour pouvait “s’en dispenser”, s’en remettant à sa “sagesse”.
Dès le début du procès, le ministre de la Justice avait dénoncé un “procès en illégitimité” et “d’intention”. Ce mercredi matin, le garde des Sceaux a réaffirmé sa position : “J’ai toujours dit que je n’ai pas eu le sentiment d’être dans un conflit d’intérêts, que je n’avais aucune envie de régler des comptes avec qui que ce soit.” Éric Dupond-Moretti encourt jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et une interdiction d’exercer dans la fonction publique.
Le ministre estime d’ailleurs que c’est à compter de son entrée au sein de l’exécutif qu’il a été pris pour cible. Mais si un départ de la Chancellerie est possible à l’issue du procès, l’ancien ténor du barreau aura conservé toutes ses fonctions ministérielles durant le procès et a pu compter sur le soutien de sa Première ministre qui l’a assuré de sa confiance. Reste que si le risque est grand pour Éric Dupond-Moretti, le procès se tient dans des conditions qui lui sont favorables d’après plusieurs juristes. Le verdict est remis entre les mains de la CJR réputée clémente dans ses jugements à l’encontre des politiques.
Un verdict conciliant pour Eric Dupond-Moretti ?
Seule la CJR est habilitée à juger un membre du gouvernement, c’est donc cette instance qui doit statuer sur le cas d’Éric Dupond-Moretti. Créée en 1993, la CJR a statué sur 11 affaires et ses décisions ont souvent été jugées trop clémentes : cinq condamnations avec sursis, quatre relaxes et deux condamnations avec dispenses de peine ont été prononcées.
Cette indulgences viendrait, selon les juristes détracteurs de la CJR, de la composition du jury formé par trois magistrats professionnels, six députés et six sénateurs. La majorité des jurés vient donc du monde politique et pourrait être animée par des pensées politiques plus que par l’application de la loi, selon les craintes des juristes. Pour le procès d’Éric Dupond-Moretti, sur les 12 parlementaires jurés cinq sont issus de la majorité et sept de l’opposition. Un nom a notamment déplu à l’entourage du ministre, celui de la députée LFI Danièle Obono qui appartient à la même famille politique qu’Ugo Bernalicis, auteur d’une plainte contre le ministre. C’est un manque d’impartialité de la part de la députée LFI qui est redouté, mais cette critique pourrait également être adressée aux membres de la majorité amenés à juger le ministre. A noter que les parlementaires sont tenus de juger indépendamment de leur conviction et appartenance politique, ils prêtent d’ailleurs serment.
Si le fait d’être jugé par des pairs interroge l’impartialité du jugement, dans le cas du ministre de la Justice la question de l’impartialité des magistrats soulève aussi des difficultés comme l’a souligné le procureur général de la Cour de cassation, Rémy Heitz. La carrière de certains magistrats appelés à témoigner ou à juger dépend effectivement du ministre jugé. “Nous devrons nous élever avec le souci permanent de la neutralité, de l’objectivité, en un mot de l’impartialité”, a-t-il affirmé, ajoutant qu'”il ne devra y avoir à l’issue qu’une victoire : celle de la vérité et celle de la justice”.
Un départ du gouvernement inévitable ?
Jugé pour “prise illégale d’intérêts”, Éric Dupond-Moretti encourt jusqu’à cinq ans d’emprisonnement, 500 000 euros d’amende conformément à l’article 432-12 du code pénal. Ce texte précise par ailleurs que tous les intérêts “de nature à compromettre [l’]impartialité, [l’]indépendance ou [l’]objectivité” de la personne incriminée tombent sous le coup de la sanction. Ces intérêts ne sont pas nécessairement liés à la recherche de gains ou de profits personnels financiers comme indiqué par un arrêt de la Cour de cassation de 2000.
Éric Dupond-Moretti risque aussi et surtout de quitter le gouvernement s’il est reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés. Une peine complémentaire sur l’interdiction d’exercer une fonction publique pourrait effectivement être prononcée. Même sans cette peine, la “règle générale” selon laquelle un ministre condamné ne peut rester en fonction s’appliquerait, comme le rappelait la Première ministre en octobre. Et si la peine pourrait faire l’objet d’un pourvoi en cassation, il serait difficile pour l’ancien ténor du barreau comme pour la cheffe du gouvernement de passer outre cette “règle générale”.
Si une condamnation est possible, une relaxe du ministre l’est tout autant. Le garde des Sceaux serait alors lavé de tout soupçon au regard de la justice et pourrait rester à la place Vendôme.
Qu’est-il reproché au ministre de la Justice ?
Éric Dupond-Moretti est accusé d’avoir usé de sa fonction de ministre de la Justice pour mener des actions en représailles contre des magistrats dans deux affaires différentes. Selon la commission d’instruction de la CJR, consulté par franceinfo, le ministre de la Justice “a conservé un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité” “en initiant puis en suivant les enquêtes administratives litigieuses” jusqu’à ce que Matignon reprenne la charge de ces dossiers en octobre 2020.
Après sa nomination au ministère de la Justice, Éric Dupond-Moretti a effectivement ouvert des enquêtes administratives à l’encontre du juge Edouard Levrault puis de trois magistrats du parquet national financier (PNF). Le premier avait estimé que son éviction de la principauté de Monaco était due à ses enquêtes sur l’homme d’affaires russe, Dimitri Rybolovlev, et le directeur de la police judiciaire monégasque de l’époque, Christophe Haget, les deux hommes ayant été défendus par Éric Dupond-Moretti. Les trois autres ont été à l’origine de l’épluchage des relevés téléphoniques d’Éric Dupond-Moretti et d’autres avocats dans l’affaire dites “des écoutes” concernant Nicolas Sarkozy et en lien avec les financements libyens. L’avocat avait alors dénoncé un “abus d’autorité” et une “atteinte à la vie privée”.