La Métamorphose ou La Metamorfosis, choisissez. En Ontario et au Québec, des professeurs font lire à leurs élèves des livres bilingues pour mieux enseigner le français. Ce genre d’exercice, perçu par certains comme une menace à la « pérennité du français », favorise l’apprentissage de la langue, selon des experts.
« Je veux que mes élèves partent du bagage qu’ils ont déjà », explique Leilah Mbida, qui enseigne le français dans une école secondaire de Brampton, en banlieue de Toronto.
Depuis « plusieurs dizaines d’années », des études « montrent qu’il y a des transferts qui se font entre les langues », et que la maîtrise de la langue maternelle « aide à l’apprentissage d’une langue seconde », indique la professeure adjointe au Département de langues, linguistique et traduction de l’Université Laval, Catherine Maynard. Développer les langues parlées par un élève issu de l’immigration, par exemple, lui permet de « mieux apprendre le français ».
Les élèves de la classe de Mme Mbida, qui sont de nouveaux arrivants et des Canadiens anglophones, parlent ou comprennent à eux tous un total de 13 langues. Lecture de livres bilingues, comparaison d’onomatopées et de syntaxes, écriture d’une biographie dans la langue de son choix : chaque jour, l’enseignante pioche dans ces langages « maîtrisés » par les élèves pour créer des exercices de grammaire et de vocabulaire.
Une façon de leur enseigner plus facilement le français, mais aussi de les « valoriser », indique Joël Thibeault, professeur agrégé à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa, qui a coécrit plusieurs études au sujet des approches plurilingues avec Mme Maynard. Le « répertoire » des élèves est « mis à profit, et l’idée, c’est qu’ils se sentent reconnus et appréciés dans la salle de classe, et qu’ils soient, sur le plan affectif, ouverts aux nouveaux apprentissages. »
Tous les élèves ne veulent pas participer, concède Mme Mbida, mais elle remarque que ceux « qui ne prenaient pas la parole ont tendance à parler plus, à communiquer ». Les parents sont également plus investis, car ils traduisent les devoirs de leurs enfants lorsqu’ils sont écrits dans leur langue maternelle, afin de permettre à l’enseignante de les corriger selon la grille d’évaluation.
« On sollicite beaucoup les parents, parce qu’on n’est pas les experts dans ces langues », souligne l’étudiante au doctorat à l’Université d’Ottawa. Cette année, elle aimerait inviter des parents à lire des textes dans les salles de classe. « Au niveau de la planification, c’est beaucoup de temps, mais je trouve que c’est payant. »
Valoriser la diversité
Au-delà de l’apprentissage du français, l’approche plurilingue permet aussi de « valoriser les variétés » de la langue, indique M. Thibeault, car la francophonie « se définit par la pluralité », particulièrement en Ontario, en raison des « flux migratoires ». Dans la province, « les français parlés par les élèves ne sont pas nécessairement les français qui sont promus à l’école », ajoute Mme Maynard, indiquant que cette diversité de français existe aussi au Québec.
Au cours des 12 mois précédant le 1er juillet 2023, « l’Ontario a accueilli 42,5 % de tous les immigrants au Canada », selon le dernier rapport démographique de la province.
Symbole d’institutionnalisation, le ministère de l’Éducation de l’Ontario a financé en 2021 la rédaction d’un Guide d’initiation aux approches plurilingues. Le nouveau programme-cadre de français, dévoilé en 2023, évoque directement les approches plurilingues et en reconnaît les bienfaits. Ces dernières, « en plus de soutenir l’apprentissage du français, préparent les élèves à vivre dans une société linguistiquement et culturellement hétérogène tout en leur permettant d’affirmer leur identité tout au long de leur vie », est-il écrit.
Mais pour l’instant, la pratique n’est pas encore généralisée, indique M. Thibeault. « Je dirais davantage que ça démontre un certain élan », fondé notamment sur les initiatives des professeurs.
Même son de cloche au Québec, où les approches plurilingues demeurent « marginales », selon Mme Maynard, malgré une « ouverture » et une « reconnaissance institutionnelle », qui s’est manifestée en 2013 par le financement du site ÉLODiL, visant à « soutenir les enseignants et enseignantes qui oeuvrent en milieu pluriethnique et plurilingue ».
« Pas une menace »
Leilah Mbida a déjà été confrontée à des enseignants qui estiment qu’il est contradictoire d’utiliser d’autres langues en classe de français.
« Il y a une insécurité vis-à-vis de la pérennité du fait français […] qui peut faire en sorte que les enseignants sont réticents à laisser entrer d’autres langues dans leurs salles de classe », explique Mme Maynard. Une réserve qui ne tient pas d’une mauvaise volonté, mais plutôt d’une méconnaissance des bienfaits de l’approche, selon elle.
« Pour moi, les approches plurilingues, ce n’est pas une menace », commente Mme Mbida.
M. Thibeault souligne que cette « crainte par rapport à la pérennité du français […] est légitime », car « les francophones se sont battus pour éviter l’assimilation », mais il espère que la reconnaissance institutionnelle des bienfaits des approches plurilingues permettra de les populariser.
Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.