Combattre l’antisémitisme en période de division

L’offensive surprise du Hamas contre Israël s’est produite à peine dix jours avant que Deborah Lyons, ancienne ambassadrice du Canada en Israël, n’entame son nouveau mandat en tant qu’envoyée spéciale du Canada pour la préservation de la mémoire de l’Holocauste et la lutte contre l’antisémitisme. Ces nouvelles responsabilités prennent alors une tout autre signification.

« Quand j’ai ouvert mon téléphone ce matin-là, je savais que mon travail avait dramatiquement changé », témoigne Mme Lyons dans un entretien avec Le Devoir, sa première entrevue offerte à un média francophone.

Après 25 ans d’expérience dans les relations internationales, Mme Lyons s’est vu confier le complexe mandat de lutter contre l’antisémitisme au Canada et à l’étranger au moment même où la riposte d’Israël commence à susciter l’indignation partout dans le monde.

« C’est devenu encore plus important pour la communauté, mais je savais que ça allait être encore plus difficile », relate-t-elle.

L’attaque du Hamas contre Israël a entraîné les combats les plus meurtriers depuis des décennies dans le conflit israélo-palestinien. Au moins 1160 Israéliens et étrangers, en majorité des civils, ont été tués lors de l’attaque du 7 octobre. Plus de 240 personnes ont été prises en otage.

En représailles, Israël a juré d’anéantir le Hamas, considéré comme terroriste par les États-Unis, le Canada et l’Union européenne. Depuis le 7 octobre, l’armée israélienne pilonne sans répit la bande de Gaza. On compte aujourd’hui plus de 30 400 morts du côté palestinien, en majorité des civils, selon le Hamas. Rafah est aussi dans la ligne de mire du premier ministre Benjamin Nétanyahou, qui a récemment annoncé le lancement prochain d’une opération d’envergure. Selon l’ONU, près de 1,5 million de Palestiniens, en grande partie déplacés, s’y entassent dans des conditions précaires.

Celle qui a été ambassadrice en Israël pendant quatre ans soutient qu’une « réponse » à ces attaques était nécessaire. « La brutalité [du Hamas] a envoyé un message clair de véritable haine et de mal », estime-t-elle.

Bien qu’elle anticipait les « impacts » de cette riposte, elle avoue qu’elle n’aurait jamais cru voir autant d’acrimonie dans le pays.

« Je ne m’attendais jamais à ce que notre bon Canada réagisse de manière aussi décevante. À Montréal seulement, nous avons vu plus de 130 incidents de haine rien qu’entre début octobre et décembre. Je n’ai jamais anticipé une réaction aussi intense », confie-t-elle.

En novembre dernier, un centre juif de Montréal a été la cible d’un cocktail Molotov. Le SPVM avait aussi rapporté des attaques à la bombe incendiaire qui ont causé des dégâts mineurs à une synagogue et à un organisme juif, et des coups de feu ayant touché deux bâtiments scolaires juifs.

Les limites de la liberté d’expression

Bien qu’elle reconnaisse la souffrance vécue à la fois par les Israéliens et les Palestiniens, Deborah Lyons s’inquiète du déroulement de certaines manifestations au pays. « Soyons clairs à ce sujet : une personne peut être à la fois pro-palestinienne et pro-israélienne. L’un n’annule pas l’autre », croit Mme Lyons.

« Les Canadiens ont tout à fait le droit de sortir dans la rue et de jouir de leur liberté d’expression. Mais nous devons veiller à ce que ces manifestations se déroulent de manière pacifique et respectueuse. Ce n’est pas toujours le cas », dénonce-t-elle.

Le mois dernier, le premier ministre Justin Trudeau a dénoncé une manifestation devant un hôpital juif de Toronto comme une manifestation « répréhensible » d’antisémitisme. « Un hôpital, c’est pour des soins, et pas pour des manifestations ou de l’intimidation », avait écrit le premier ministre.

Les groupes ayant organisé la marche ont déclaré que la suggestion des politiciens selon laquelle les manifestants ont ciblé l’hôpital Mount Sinai dans un acte d’antisémitisme était infondée et inexacte.

« Une partie de ce qui se passe maintenant n’est pas une réaction à la situation au Moyen-Orient. Il s’agit de cibler notre communauté, de cibler des individus juifs, des entreprises juives, des lieux de culte juifs, et c’est complètement inacceptable. C’est strictement et rien de moins qu’antisémite », condamne Mme Lyons, jugeant que les manifestations doivent se faire devant les consulats et les ambassades.

Des incidents islamophobes ont aussi été rapportés au pays. La représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie, Amira Elghawaby, a confié au Devoir avoir été victime d’actes islamophobes depuis le début de la guerre.

Une nouvelle solution à deux États

Du haut de son expérience comme ambassadrice adjointe du Canada aux États‑Unis (de 2010 à 2013), ambassadrice du Canada en Afghanistan (2013-2016), puis en Israël (2016-2020), Deborah Lyons estime que de nouveaux efforts sont nécessaires pour atteindre la solution à deux États dans la région.

« Le monde doit agir de manière plus proactive. Peut-être avons-nous été un peu trop passifs en laissant la solution à deux États de côté et en nous concentrant sur d’autres problèmes dans le monde. Il est évident que nous devons y revenir », croit-elle.

Une solution à deux États est-elle réellement possible ? « Oh oui, je pense que c’est possible, même si je pense que cela va demander énormément de travail », répond-elle, ajoutant qu’un leadership de la part des deux camps et de leurs voisins sera primordial pour y arriver.

La solution à deux États comme « seule possible » pour une paix entre Israéliens et Palestiniens a reçu un large soutien parmi les pays du G20 réunis à Rio de Janeiro la semaine dernière. L’Union européenne a aussi donné de la voix pour soutenir une coexistence d’Israël et d’un État palestinien indépendant.

« Lorsque nous arriverons à ce jour, nous devons être prêts à aider à construire le type de structure et de gouvernance qui permettrait à Israël de se sentir en sécurité et aux Palestiniens d’avoir enfin cet État que les gens essaient de réaliser depuis tant d’années », conclut-elle.

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