Des opioïdes sitôt prescrits, sitôt revendus


En réponse à la crise des opioïdes, le Canada s’est lancé il y a quelques années dans un programme d’approvisionnement plus sécuritaire par lequel des médecins prescrivent des opioïdes pharmaceutiques à des toxicomanes pour leur éviter de consommer des drogues de rue contaminées. Si cette approche fonctionne bien pour certains patients, d’autres vont carrément revendre les cachets, obtenus aux frais de l’État, pour s’acheter dans la rue des drogues qui les mettent à risque, a découvert Le Devoir.

Marie se tord de douleur en attendant l’ouverture des portes de la pharmacie. Elle est en manque. Comme tous les matins. « Quand j’ai commencé à consommer, personne ne m’avait prévenue comment t’es malade quand t’es en manque. La chiasse, les vomissements, tout ça. »

La jeune trentenaire au visage ravagé par la drogue traverse la succursale du centre-ville de Montréal, non loin de la place Émilie-Gamelin, aussi rapidement que possible pour se rendre au comptoir des ordonnances. « Il me niaise ou quoi ? » affirme-t-elle en soupirant bruyamment à l’intention du pharmacien. Elle s’enquiert de l’état d’un copain, également en manque, qui fait la ligne derrière elle le visage couvert de sueur malgré le froid hivernal qui s’installe.

Pendant ce temps, le pharmacien ouvre des cachets de Kadian [morphine orale à libération lente] et mélange les précieuses petites billes dans une compote de pommes que Marie dévore en trois coups de cuillère directement au comptoir. Marie ressent rapidement les bienfaits de la drogue, qui s’étirent sur 24 heures. Mais ce n’est pas assez. Le Kadian, ce n’est que la couche de fond qui lui permet de survivre. Ça ne va que la « démaladiser », comme elle dit. 

Marie — à qui Le Devoir a accordé l’anonymat pour lui éviter des ennuis — ressort donc de la pharmacie avec sa dose quotidienne de Dilaudid : huit capsules de 8 milligrammes chacune. De quoi assommer un cheval. À titre de référence, à une personne qui a des douleurs postopératoires, les médecins vont généralement prescrire la prise d’une pilule de 1 à 2 milligrammes toutes les six heures. Marie, elle, a un total de 120 milligrammes entre les mains, tous les matins.

Elle est à peine sortie de la pharmacie qu’elle distribue des pilules à droite et à gauche. Elle en devait trois à un gars, en vend deux à une fille qui la supplie de lui faire crédit pour quelques heures. Elle s’achète une puff de freebase, qu’elle fume sur-le-champ, en attendant de trouver un « kit de seringue » pour s’injecter du Dilaudid. Dans le cou, parce qu’elle n’a plus de veines. Ça ne lui donnera même pas de buzz, parce que sa tolérance est trop élevée.

Marie ne s’en cache pas, elle vend ses comprimés de Dilaudid presque tous les matins. À 5 $ ou 10 $ chacun, selon l’humeur du jour. « Ça se revend très, très facilement », assure-t-elle. Elle en garde au moins trois pour elle et vend le reste pour « survivre ». Ça lui permet de manger, de se payer « une puff », de s’acheter des cigarettes ou des vêtements. Sauf qu’elle se retrouve en sevrage. « Je me ramasse avec pas assez de médicaments, pis je suis obligée de me servir de l’argent pour acheter du fentanyl parce que c’est plus fort », explique-t-elle avec désinvolture.

Je me ramasse avec pas assez de médicaments, pis je suis obligée de me servir de l’argent pour acheter du fentanyl parce que c’est plus fort

Une pharmacienne « mitigée »

À la pharmacie où elle travaille, Isabelle — qui a demandé l’anonymat pour ne pas qu’on puisse établir l’identité de son employeur et de ses clients — voit une vingtaine de toxicomanes qui viennent chercher leurs doses quotidiennes. Ils font souvent la file à l’extérieur de la pharmacie de l’est de la ville en attendant l’ouverture, souvent malades en raison du sevrage. « Quand je vois la file, le matin, je me dis que c’est moi la “dealeuse” du coin », soupire Isabelle.

Elle s’attendait à voir les doses diminuer au fil du temps, mais elle constate, au contraire, que celles-ci ne font qu’augmenter. Elle donne régulièrement 10 ou 15 comprimés de Dilaudid 8 milligrammes. Récemment, elle a servi un patient qui avait une ordonnance pour 30 comprimés. Une dose qui dépasse tout ce qu’elle a jamais pu voir. Préoccupée, elle a appelé le médecin traitant, mais celui-ci a maintenu la dose. « C’est beaucoup trop, c’est certain qu’il les revend », affirme-t-elle.

Elle a même déjà vu une patiente revendre ses Dilaudid directement dans la pharmacie. « On l’a mise dehors, mais qu’est-ce que tu veux faire ? » demande-t-elle en haussant tristement les épaules. « C’est prescrit, je ne vais pas leur dire non. Et puis, ils savent qu’avec ça, ils vont pouvoir s’acheter à manger, des habits ou du crack. C’est une monnaie d’échange. Et puis, eux, leur vie s’est peut-être un peu améliorée grâce à ça. »

Elle constate également que le générique du Dilaudid n’a pas la cote. Au point où la pharmacie où elle travaille n’en tient même plus. « Si tu leur donnes le générique, ils font une crise. Les patients n’en veulent pas parce que ça se revend moins bien sur le marché. C’est dire à quel point… »

Isabelle n’est pas contre l’approvisionnement plus sécuritaire. Mais elle a l’impression qu’on a « ouvert la boîte de Pandore ». Elle est « mitigée ». « Il y en a chez qui ça marche bien, et je sais qu’ils ne vont pas les revendre et que ça va les aider à ne pas aller acheter de la drogue ailleurs. Il y en a d’autres qui en abusent. Je pense qu’il faudrait rester raisonnable dans les quantités. »

Manque d’encadrement

Le pharmacien propriétaire David St-Jean Gagnon, qui travaille avec la clientèle toxicomane depuis 15 ans, abonde dans son sens. « Je trouve que les doses sont rendues extrêmement hautes. Et on n’a aucune façon de savoir vraiment si le patient prend ses comprimés complètement ou s’il en vend une partie. Ce sont quand même des patients qui sont couverts par la RAMQ, donc je trouve ça un peu dérangeant éthiquement. »

Il est convaincu que l’approvisionnement plus sécuritaire aide beaucoup de monde, mais il aimerait que la prise des opioïdes prescrits via le programme soit mieux encadrée. « On dirait qu’on fait juste leur donner ça et qu’on les lâche lousses dans la société » Le Kadian, par exemple, est pris sous la supervision du pharmacien. Est-ce que le Dilaudid pourrait l’être aussi ? s’interroge-t-il.

Il est bien conscient que les revendeurs vont toujours trouver une façon de s’y prendre. Il donne l’exemple de la méthadone — un médicament de substitution à base d’opioïdes utilisé depuis très longtemps pour traiter la dépendance —, qui doit être consommée en pharmacie. Ce qui n’empêche pas certains de se faire vomir en sortant pour revendre la mixture aux plus désespérés. « C’est un exemple choc, mais c’est ça, là, qui se passe sur le marché noir par rapport à tout ça. Et là, on a le Dilaudid qui vient s’ajouter là-dedans. Le fait que ce soit en comprimés, je trouve que c’est super facile pour les patients de revendre et de se faire de l’argent avec ça. »

Des médecins inquiets

 

La docteure Marie-Ève Morin, médecin de famille qui travaille en dépendances et en santé mentale depuis 20 ans, croit en la réduction des méfaits, de façon générale. En plus de son travail comme médecin à la clinique La Licorne, elle a fondé Projet Caméléon : elle fait la tournée des festivals de musique pour distribuer du matériel de consommation stérile et propose aux consommateurs de faire tester leur drogue avant de la consommer. 

Mais en voyant les quantités de Dilaudid prescrites par ses confrères, elle se dit « perplexe ». « Ce n’est pas que je n’y crois pas, mais je me demande où on s’en va », confie-t-elle dans son bureau décoré de licornes et de têtes de mort, qui donnent davantage l’impression au visiteur d’être chez un tatoueur que dans un cabinet de médecin.

Selon elle, la prescription d’opioïdes pharmaceutiques devrait être temporaire, le temps que soit fixée la dose des traitements classiques — méthadone ou buprénorphine — qui permettent aux patients de redevenir fonctionnels en arrêtant de consommer. Elle croit beaucoup plus à ces traitements classiques de la dépendance, qui ont fait leurs preuves au fil des années et sauvé d’innombrables vies, qu’au programme d’approvisionnement sécuritaire. « On est rendus qu’on prescrit des doses éléphantesques de méthadone et on continue de donner du Dilaudid, alors la tolérance continue d’augmenter. »

Elle considère par ailleurs que l’approvisionnement plus sécuritaire « n’incite pas du tout les gens à se défaire de l’habitude de l’injection ». Elle répète que l’injection, quelle que soit la substance, « n’est pas banale » et comporte des risques. Elle rejoint sur ce point un groupe de médecins spécialisés en dépendances de l’Ontario, qui a fait une sortie publique récemment pour dénoncer les risques de ce programme et la revente des opioïdes qui alimentent le marché. 

« Ce n’est pas parce qu’il y a plus de Dilaudid en circulation qu’il y a moins de fentanyl, assure la Dre Morin. On a quand même des décès par surdose de fentanyl chez des patients qui sont sur le programme d’approvisionnement sécuritaire. On se le dit entre médecins : on est tannés de se sentir comme des dealers quand les patients viennent essayer de négocier leur dose. »

À lire demain : Un programme qui, malgré ses défis, sauve des vies

Qu’est-ce que l’approvisionnement plus sécuritaire ?

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