Jésus à l’épreuve de la science




 

Ernest Renan fut l’un des plus grands scientifiques du XIXe siècle. Il fait partie de la longue lignée des fondateurs de la science moderne. Mais il avait de grandes ambitions. Il soutenait que tout savoir devait être soumis au tribunal de la raison guidé par l’autorité des faits. Le reste relevait de la fiction. Comme plusieurs savants de sa génération, il croyait aussi que la raison peut arriver à tout expliquer. Il s’employa à diffuser l’utopie voulant que, dans l’exploration du réel, la science ne connaisse pas de limites.

Un grand défi

 

Pour faire la preuve de sa thèse, il eut l’idée de soumettre au regard de la science l’histoire du christianisme, qu’il présentait comme le récit le plus sophistiqué et le plus influent de l’histoire humaine. Il consacra à cet immense projet une grande partie de sa vie. Il fit l’apprentissage des langues anciennes, étudia en les confrontant de très vieux manuscrits, voyagea en Orient pour se pénétrer des lieux et des paysages, pour finalement publier huit gros volumes qui firent l’objet de plusieurs condamnations par l’Église.

La vie de Jésus, publié en 1863, est l’un de ces ouvrages. Avec près de 150 000 exemplaires écoulés en 18 mois, une dizaine d’éditions dès la première année et de nombreuses traductions, le livre secoua l’Europe chrétienne. Homme de science, Renan s’appliquait à dégager dans le récit du christianisme naissant les faits avérés en scrutant les textes et les témoignages. Il en résulta un portrait de Jésus bien différent de ce que l’Église enseignait.

L’éloge de Jésus

Renan voyait dans le Sauveur un homme exceptionnel, peut-être le plus grand de l’histoire. Ses idées, proprement révolutionnaires, connurent un rayonnement inouï, bousculant de très anciens systèmes de croyances qui semblaient définitifs. L’une des idées novatrices de Jésus, particulièrement audacieuse, est qu’il fallait désormais penser au-delà des régions, des races et des royaumes. La nouvelle religion s’adressait à l’ensemble des peuples, la promesse de salut valait pour tous les humains.

Une idée qui heurta particulièrement les autorités de son temps, c’est que le christianisme, fondé sur la foi et le coeur, n’avait pas besoin de grandes constructions intellectuelles pour s’accréditer et se diffuser, la foi suffirait : donc, pas de rituels, de dogmes, de catéchisme, de traités, de théologie, d’exégèse. La religion serait ainsi affranchie des futilités de la casuistique, des écoles de pensée, des querelles d’idées stériles à l’origine d’âpres divisions. Elle se dispenserait aussi de clergé, de hiérarchie, de bureaucratie vouée au contrôle des consciences. Renan en concluait que l’Église moderne avait trahi les grandes intentions fondatrices.

Jésus innova encore en martelant que la Bonne Nouvelle n’en avait que pour les pauvres, les désespérés, les faibles, les « doux et humbles de coeur ». Et que le règne des riches, des puissants et des arrogants était terminé ; ils seraient jetés en enfer. Tout cela réconforta les miséreux, dont Jésus recherchait la compagnie, mais indisposa les puissants, ce qui devait conduire à sa crucifixion.

Le surnaturel

 

Renan ne se lasse pas de vanter les qualités de Jésus. Il y revient fréquemment : un « étonnant génie », un « modèle accompli », la « pierre angulaire de l’humanité », fondateur « de la vraie religion », « le plus grand des hommes », etc. Il affirme souvent aussi qu’il est un humain — à preuve, effrayé par l’imminence de sa mort, il a failli abandonner. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ces remarques visaient à mieux asseoir sa thèse selon laquelle Jésus a su accomplir sa mission sans le recours du surnaturel. Il tirait son autorité de son « charme infini », de sa « prédication suave et douce », de ses puissantes paraboles.

Dans sa démarche, le savant fut toutefois confronté à de grosses difficultés. Les miracles d’abord. Sur ce point, Renan s’en tire assez mal. Il fait valoir l’absence de témoins crédibles, dont plusieurs sont pourtant de proches disciples. Les voici qualifiés de naïfs, d’ignorants pleins de préjugés. Il invoque l’excès de zèle qui les conduit à répandre des inventions. Il accuse les effets de la magie, de la sorcellerie, de l’imagination égarée. Ces arguments peuvent convaincre quand le « miracle » veut chasser les démons, calmer un hystérique, vaincre les langueurs. Mais qu’en est-il des épisodes plus coriaces, comme la multiplication des pains ou la transformation de l’eau en vin ? Prudent, Renan s’abstient de les commenter.

Les résurrections lui donnent encore plus de mal. Ici, ses démonstrations sont très faibles. Sur la mort et la résurrection du Christ, il achoppe carrément et finit par renvoyer le lecteur à un ouvrage subséquent.

La question de la divinité de Jésus est un autre cauchemar. L’homme de science se fait très ambigu. D’un côté, reconstituant la mort de Jésus, il étonne et même se contredit en décrivant le retrait progressif de sa vie physique puis le glissement vers une vie d’un autre ordre, celui du divin. Mais dans d’autres passages, il se reprend : il hésite, tergiverse, suppute. Bref, il ne convainc pas.

Ce que Renan nous apprend

 

Qu’on soit croyant ou non, on retire de cet ouvrage très savant une leçon d’humilité. Le postulat voulant que seuls les faits observables soient dignes d’attention accuse ses limites. Renan ne parvient pas à prouver la non-existence du surnaturel et de la divinité (par contre, il serait erroné de voir là une preuve de leur existence). Il y a des questions, des domaines qui échappent tout simplement à la science. Ils relèvent d’une partie de l’humain qui fait toute sa complexité et fonde son irréductible spécificité. Ce qui est pour Renan un problème est pour d’autres ce qui ouvre l’humain au divin et l’en rapproche.

À voir en vidéo

You May Also Like

More From Author