Ken Follett et l’âge de la révolution industrielle

Réglons une chose tout de suite : Les armes de la lumière est annoncé comme le dernier opus de la saga Kingsbridge que Ken Follett a amorcée en 1989 avec le monumental Les piliers de la terre. Joint chez lui dans le Hertfordshire, le romancier gallois — qui, à 74 ans, écrit depuis un demi-siècle — nuance : « Je n’ai pas juré que je n’écrirais jamais plus une histoire de Kingsbridge, mais je sens qu’il est temps de mettre un point final à tout ça. Vous pouvez continuer à faire quelque chose jusqu’à ce que le public s’en fatigue, mais je pense qu’il est préférable d’arrêter avant qu’après avoir atteint ce point. »

Au moment de la sortie mondiale du cinquième tome de la saga, il éprouve donc, de façon très prégnante, une impression de baisser de rideau. De laisser derrière lui un pan de vie qui a duré presque 35 ans et en a fait un des romanciers les plus populaires (50 millions d’exemplaires vendus des quatre premiers tomes de la série) et les plus aimés. Tout journaliste appelé à lui parler le sait : rarement l’approche d’une entrevue avec un écrivain ou la lecture d’un roman avant sa sortie ne suscite autant de « Je suis jalouse ! »

Pourtant.

 

Je n’ai pas juré que je n’écrirais jamais plus une histoire de Kingsbridge, mais je sens qu’il est temps de mettre un point final à tout ça. Vous pouvez continuer à faire quelque chose jusqu’à ce que le public s’en fatigue, mais je pense qu’il est préférable d’arrêter avant qu’après avoir atteint ce point.

Les éditeurs de Ken Follett ont émis des doutes quand, quelque temps après avoir (enfin) connu le succès avec L’arme à l’oeil, celui qui s’était fait un nom avec des histoires d’espionnage (il écrit « pour que les gens ressentent ce sentiment que j’avais, enfant, quand je tenais un nouveau James Bond entre mes mains ») a évoqué l’idée de s’atteler à un roman historique qui s’attarderait à… la construction des cathédrales.

Et, dans un premier temps, les ventes assez confidentielles de cette brique de plus de 1000 pages ont donné raison aux sceptiques. Puis, le bouche-à-oreille s’en est mêlé. « Or, nous savons tous que ce qui fait vendre un livre est un lecteur qui en parle à ses amis », fait remarquer, sur un ton complice, celui qui n’écrit ni pour les critiques ni pour les prix littéraires mais pour les gens. Lesquels sont, malgré la vitesse à laquelle tourne notre monde (et notre culture) aujourd’hui, encore prêts à passer des dizaines d’heures penchés sur un pavé. « La preuve est dans mon compte en banque », s’en est-il amusé en entrevue avec le Wall Street Journal.

Retours à Kingsbridge

Reste que Ken Follett n’avait pas prémédité un retour à Kingsbridge. Ses lecteurs, eux, ne se lassaient toutefois pas de lui demander une suite. « Mais quelle suite ?! » répond-il en riant. En effet, plusieurs des protagonistes des Piliers de la terre n’ont pas survécu aux drames qui s’abattent sur eux ou au temps qui passe : le récit court sur 50 ans, autant dire une éternité en ces années 1100. Sauf que la demande revenait encore et encore. Après 18 ans de tergiversation, le romancier a… baissé les bras et accepté la requête ? Oui et non. « J’ai trouvé une bonne histoire à raconter, qui pouvait se dérouler à Kingsbridge. » Mais ce n’était pas une suite (ou une prélogie) directe.

Dans Le crépuscule et l’aube (2020), il visite Kingsbridge à la fin du Xe siècle alors que les Vikings multiplient les raids sur l’Angleterre. Dans Un monde sans fin (2007), il y retourne au milieu des années 1300 alors que la grande épidémie de peste noire s’abat sur Londres et, par la bande, « permet à la science de s’affranchir de la religion ». Campé deux siècles plus tard, Une colonne de feu (2017) tremble sous la guerre des religions.

À chaque fois, « des possibilités de conflits, d’injustice, de cruauté, d’amours possibles ou impossibles » qu’il dépose sur les épaules de gens du peuple. « Des gens ordinaires qui font des choses extraordinaires », aime-t-il dire. Et pour cela, ces gens du peuple « se dressent contre le système en place. Ce sont des rebelles. Et ce sont les personnes les plus intéressantes à suivre et à aimer. Après tout, il est plus difficile de se reconnaître dans le roi que dans le travailleur malheureux ».

Et si un fil conducteur devait être tiré entre ces romans — qui se lisent de façon indépendante —, il aurait la couleur de la quête de liberté et de parole, « si difficiles à atteindre et si faciles à perdre » : le rouge du sang mais aussi de celui du coeur qui palpite.

Il en va de même dans Les armes de la lumière, pour lequel Ken Follett a trouvé son « eurêka ! » dans les pages de Liberty’s Dawn. A People’s History of the Industrial Revolution, recueil dans lequel l’historienne Emma Griffin a colligé des centaines de textes autobiographiques écrits entre 1760 et 1900 par des travailleurs dont la vie a été changée par la révolution industrielle.

Cette lecture a placé le romancier sur la ligne de départ d’un nouveau marathon qui allait durer trois ans : une année de recherche et deux d’écriture, à son habitude.

Deux révolutions

Démarrant en 1792, Les armes de la lumière culmine en juin 1815 avec la bataille de Waterloo et se déroule au rythme de deux révolutions.

D’un côté, propulsée par l’arrivée de machines à filer modernes (la spinning jenny), la révolution industrielle transforme la vie des ouvriers de Kingsbridge travaillant dans le milieu du textile. Pour le meilleur et pour le pire. « Cette révolution a généré beaucoup de conflits, de cruauté et d’injustice. Tandis que des personnes riches s’enrichissaient encore davantage, des emplois ont été perdus au moment où, à cause des guerres napoléoniennes, tout devenait plus cher. Mais elle a aussi permis à bien des gens de sortir de la misère », rappelle l’auteur.

De l’autre côté, la révolution venue de France, les idées de liberté et la prise de parole du peuple font trembler la monarchie anglaise qui craint de les voir traverser la Manche. Le gouvernement les combat donc en instaurant des mesures de plus en plus répressives. Les mouvements syndicaux sont interdits. Le droit au rassemblement est enlevé. « Il y a eu des grèves, des émeutes. Beaucoup d’arrestations et de condamnations » avec, souvent à la clé, l’exil sur le continent australien dont on ne revenait pas toujours.

Ça, c’est l’Histoire. Avec un grand H (et une grande hache). Les armes de la lumière raconte tout cela, autrement. « Ma fiction est ailleurs. Elle ne remplace pas les livres d’histoire, mais elle rend l’histoire plus concrète et plus divertissante », précise Ken Follett qui ne s’en cache pas : ses lecteurs, il veut les distraire. Pour cela, les accrocher d’entrée de jeu : les premières phrases de ses romans sont machiavéliques d’efficacité ; et ses personnages sont campés/aimés/détestés en quelques pages à peine. Pour parvenir à cet effet, « je me concentre sur ce que les personnages espèrent, ce qu’ils tentent d’accomplir, ce dont ils ont peur. Les espoirs et les craintes. Tous les humains ont cela en commun, depuis toujours. Il devient alors facile de s’identifier à untel ou d’avoir de l’empathie pour unetelle, même s’ils vivent dans une époque bien différente de la nôtre ». Et même s’ils sont faits d’encre et de papier.

Cette magie des mots, même après 50 ans de pratique, Ken Follett ne s’en lasse pas. « Je n’arrête jamais d’écrire », conclut celui qui, depuis la remise du manuscrit des Armes de la lumière à son éditeur, à Noël, travaille sur un autre projet. Dont, on s’en doute, il ne peut/veut rien dire. Rendez-vous donc dans trois ans.

Les armes de la lumière

Ken Follett, traduit de l’anglais par Odile Demange, Christel Gaillard-Paris, Valentine Leÿs et Renaud Morin, Robert Laffont, Paris, 2023, 792 pages

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