L’amour et le vide | Le Devoir

Nos histoires d’amour, toutes, surtout celles qui durent en fait, comprennent une large part de désillusion. Nécessaires, quoique douloureuses, elles surgissent, inévitablement, ces minutes où, sous le couvert de nos projections, se révèle un autre, tel qu’il est, dans son authentique présence. « Je ne veux jamais que tu me regardes avec des yeux déçus », disait une Macha Limonchik si bouleversante de vérité, dans cette série culte que les gens de mon âge ont reçue comme un tel cadeau, dans le début de leur vingtaine. La vie, la vie, oui, comme si quelqu’un commençait à nous parler de la vraie vie, celle qui ne correspondait pas à ce qu’on nous avait présenté comme des idéaux, qui continuaient de nous placer devant deux manières de vivre : la bonne et l’autre, celle que nous avions souvent l’impression de prendre malgré nous. 

Or, n’est-ce pas à ce moment précis, la toute première fois que les sons que nous créons à deux ne semblent plus appartenir aux mêmes harmoniques, que quelque chose comme l’intimité réelle commence dans nos relations amoureuses ? Les flèches de Cupidon/Éros retombent mollement, en même temps que l’envoûtement qu’elles généraient, et c’est alors qu’on découvre qu’il y avait quelqu’un, une vraie personne, imparfaite, pleine de failles, cicatrisée de ses histoires anciennes, sous nos emportements. Soudainement, elle nous apparaît presque étrangère, comme si tout ce que nous venions de traverser ensemble, transportés que nous étions par la passion, était arrivé à d’autres. C’est la fin de la lune de miel, le moment où on a envie de fuir peut-être, pour chercher ailleurs, aveuglés par cette grande illusion qui dirait : « elle existe, oui, la relation où je ne me retrouverai pas dans ce lieu si connu du désamour ». 

La misère amoureuse contemporaine réside peut-être bien dans cette incapacité grandissante que nous avons à dépasser ce moment où l’idéalisation de soi et de l’autre n’est plus possible. Elle est si exigeante, de fait, cette période de la nécessaire déception de l’autre. Quand elle nous frappe, c’est un peu toute la musculature de nos fondements sentimentaux qui est sollicitée ; le rejet, la honte, l’ennui, l’impression d’évoluer dans un monde où elle n’existe pas, LA personne qui pourrait nous accompagner vraiment, le retour à ce tout petit lieu de soi où nous sommes si seuls. Aimer fait mal, c’est bien connu, mais ce qui l’est moins, c’est qu’il y a quelque chose de presque inévitable dans la traversée de ces gammes émotives plus sombres, dans une existence de personne amoureuse. 

Sur ce plan comme sur les autres, toute une densité de l’expérience est souvent réduite, dans le discours, à un vocable simpliste, technique et aplani, dans lequel on évacue toujours ce qui nous échappe : l’ombre, l’inconnu, le mystère et l’incertitude. Là comme ailleurs, pourtant, il s’agit bien plus d’une aventure personnelle, dont les aboutissants nous échappent, que d’un menu à la carte, centré sur la pleine satisfaction de nos désirs. Encore ici, l’époque a tendance à formater le tout, créant des guides de sélection, fuyant toute forme de négativité, de dé-coïncidence, selon la pensée du philosophe François Jullien, dont toute la parole continue d’ouvrir sur notre siècle de formidables chantiers de possibles. 

On « swipera » d’un côté ou de l’autre, certes, mais, surtout, on continuera souvent de croire qu’il ne s’agit pas de soi, mais bien de l’autre, quand les problèmes se présenteront. Or, c’est souvent lorsqu’elles arrivent, les grandes désillusions, que se présentent aussi, les vraies potentialités d’un lien. Si les red flags font désormais partie d’un vocabulaire qui nous permet de courir vite vers la prochaine histoire, ils deviennent aussi, parfois, les premiers mots d’une potentielle histoire d’amour avortée. 

Je ne parle naturellement pas, ici, des drapeaux rouges qui nous révèlent de la violence potentielle, des histoires d’abus ou de jeux de pouvoir que nous avons appris à quitter parce qu’ils ne nous apprendront rien d’autre que ce qu’on connaît déjà trop bien. Non, je parle de cette tendance observée à se retirer dès qu’une altérité se présente, qu’un pli dépasse, qu’une personne réelle apparaît et qu’alors, nous sommes déçus.

Or, c’est bien là que quelque chose d’une rencontre plus authentique surgit. C’est bien là, aussi, que l’arène de la relation se dessine, avec ses limites, son espace de jeu, ses tensions, sa ligne dramatique et ses possibilités de libération. Presque à chaque fois, il sera possible de cheminer vers une plus grande conscience de soi, en reconnaissant ce qui, peu importe le partenaire, se réinvite à nouveau dans nos histoires. Nous restons le dénominateur commun de nos relations et, bien que nous préférions souvent culpabiliser les autres de nos malheurs affectifs, il y a bel et bien une invitation à prendre la responsabilité de soi, dans nos déceptions amoureuses répétitives. 

Si le constat est dur, il l’est bien davantage lorsque nous le refusons, réinvitant dans nos existences les mêmes situations, sans cesse rejouées, comme si, encore, nous n’avions pas appris ce qu’il nous fallait déployer, pour changer le troisième acte d’une pièce que l’on connaît par coeur. « Compulsion de répétition », dirait Freud, « radotage de l’âme », nous dirait un Thomas Moore, répétition de « schémas amoureux », comme nous dirait toute une psycho pop qui, en voulant bien faire, crée souvent plus d’analphabétisme par son absence de densité. 

L’amour commence quand ? Quand il nous comble, ou quand il laisse entre nos désirs et leur satisfaction cet espace du vide, cette absence de complétude, qui ouvre pour nous tout le champ de la connaissance de soi ? L’amour commence peut-être dans ce moment où ce n’est plus tout à fait l’autre qui porte sur lui le poids de nos manques. Il commence peut-être là où il cesse, dans sa forme qui n’est souvent que son préambule. 

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