Le «plus beau voyage» de Claude Gauthier dure depuis 65 ans


Un grand nombre d’artistes demeurent actifs et d’une pertinence indéniable à plus de 80 ans. Le Devoir est allé à leur rencontre pour comprendre le secret de leur longévité. Et de leur vitalité. Pour les écouter, tout simplement. Troisième texte de la série.

Il a côtoyé tout le bottin de l’Union des artistes depuis 1959. Une conversation avec Claude Gauthier nous replonge dans une carrière de 65 années aux innombrables chemins de traverse. Il est question de la chanson, de la vie et de l’amour, mais aussi de la crise d’Octobre, du regain d’énergie du Parti québécois et de Buffy Sainte-Marie — «  une authentique Autochtone », selon lui. On a même jasé de la stratégie des chevreuils pour se protéger contre les loups. 

Au téléphone, la voix du chanteur de 84 ans est enrouée. Et enjouée. Il jouit d’une bonne santé, mais traîne un rhume qui n’en finit plus, gracieuseté sans doute de ses petits-fils qui fréquentent un service de garde. « Une garderie, c’est un nid de microbes, mais je suis tellement chanceux : je suis un papi gaga », lance-t-il en souriant (un sourire, ça s’entend).

On le joint à son chalet des Hautes-Laurentides, où il partage son temps avec son appartement de Montréal. Il adore observer les chevreuils qui dorment en troupeau près de la maison : « Ils savent que les loups ne s’approchent pas des zones habitées, parce qu’ils craignent les humains. »

Claude Gauthier s’apprête à souffler 85 chandelles, le 31 janvier, entouré de ses deux fils, de ses deux petits-enfants et de sa femme, Suzanne — ils sont mariés depuis 1963. Le secret d’un amour durable ? « Il n’y a peut-être pas de recette. Dans la vie, on est faits pour vivre ensemble ou on n’est pas faits pour vivre ensemble. Il y a beaucoup de chance là-dedans. C’est de l’amour, c’est de l’amitié. Et c’est beau. »

Le poète et comédien a beaucoup chanté l’amour et le pays inachevé du Québec dans ses 21 albums, dont le dernier est sorti l’été dernier. Il a aussi joué dans 23 films ou séries, y compris le classique des classiques, Les ordres, de Michel Brault, en 1974. Claude Gauthier prévoit d’entrer en studio le mois prochain pour préparer un mini-album de Noël. D’ici là, il sort le 9 février une chanson dédiée aux amoureux, en prévision de la Saint-Valentin. 

« Si le ruisseau se jette / Dans l’eau de la rivière / Alors moi je me jette /Dans tes bras grands ouverts », chante-t-il dans Symbiose, composée le 23 novembre 2023. Le ton rappelle Jean Ferrat, un des géants qu’il a croisés au fil des années, à Paris ou au Québec. Gauthier le reconnaît : ses chansons restent hors du temps. Il a rarement été « à la mode ». Et il s’en moque.

La passion d’une vie

Claude Gauthier a « tout fait », littéralement, depuis son premier succès, Le soleil brillera demain, qui lui a valu de remporter en 1959 le concours de chanson de la station de radio CKVL, à Verdun. Il a enchaîné les succès, dont Le grand six pieds et Le plus beau voyage. Sans prétention, l’artiste remonte le fil d’une « vie heureuse » qui s’échelonne sur près d’un siècle. 

Quand il avait 12 ans, sa mère lui a demandé ce qu’il voulait faire plus tard. Il le savait sans l’ombre d’un doute : « Écrire des chansons comme Félix Leclerc. » Sa mère a commandé une guitare à 17 $ dans le catalogue Eaton. Il a appris tout seul à jouer trois accords, « comme les cowboys ».

« Depuis, je n’ai jamais cessé d’écrire des chansons. Ça a été ma vie. J’ai toujours envie d’écrire. C’est plus que du plaisir, c’est une passion qui ne veut pas mourir et qui me tient en vie », raconte-t-il.

« Je me couche le soir et j’ai écrit quelques lignes. Le lendemain matin, avec un café, la première chose qui m’anime, c’est d’aller relire ce que j’ai écrit. »

Brel, Ferré et lui

 

L’auteur du Grand six pieds a été le premier « Canadien français », comme on disait à l’époque, à signer chez Columbia en 1961, avant Vigneault, Léveillée et Pauline Julien. Puisqu’il est question de son amie Pauline, il se souvient d’une soirée au square Saint-Louis, avec la chanteuse et son mari Gérald Godin : un certain Leonard Cohen avait chanté Suzanne avec sa guitare. 

Gauthier a joué deux fois à L’Olympia de Paris, mais a renoncé à une carrière en France.  « Paris me faisait trop peur. Je me sentais très petit face à tout ça », raconte-t-il. 

L’abandon de son rêve français ne l’a pas empêché de rencontrer tous les grands de la chanson, dont Brel, Ferré, Moustaki et Bécaud. Il était assis sur un banc de piano à côté d’Aznavour lorsque celui-ci a fredonné Trousse-chemise pour une des premières fois.

Gauthier a même adapté en français une chanson de Buffy Sainte-Marie qui a été reprise (en anglais) par Elvis Presley. « Si le snoreau avait chanté une ligne en français, je serais riche aujourd’hui grâce aux droits d’auteur ! » lance-t-il en riant.

Il a développé une amitié professionnelle avec Buffy Sainte-Marie, dont l’identité autochtone a été remise en question dans une enquête de CBC. Elle a retiré les références à ses origines cries de son site Web. La controverse ne change rien à l’estime qu’il voue à son amie, qu’il a rencontrée lors de chacune de ses présences au Festival de jazz de Montréal.

La cicatrice de 1970

 

Il est comme ça, Claude Gauthier. Ses amis ne sont jamais bien loin dans ses pensées. Le chanteur a eu la visite de six représentants des « forces de l’ordre » chez lui au cours de la crise d’Octobre. Trois civils (armés) ont frappé à la porte de derrière, et trois policiers à la porte de devant. 

« Ils nous disent : “Assoyez-vous, on a le droit de fouiller.” Ils ont fouillé et n’ont rien trouvé. J’étais un peu triste de ne pas me retrouver en prison avec mes amis Pauline Julien, Gérald Godin, Michel Chartrand et 450 autres personnes », raconte Claude Gauthier.

Après les événements, il reçoit un appel de Michel Brault, qui lui avait confié un rôle dans le film Entre la mer et l’eau douce, en 1967. Il lui propose un personnage inspiré de sa mésaventure d’octobre 1970 dans Les ordres, qui a remporté le prix de la meilleure réalisation à Cannes. La carrière de comédien de Claude Gauthier était lancée.

Il reste amer envers le gouvernement fédéral. Il se réjouit de la remontée du Parti québécois, un pur produit de sa génération. « Les Québécois voudront-ils un jour faire l’indépendance ? Je n’en sais rien. Mais il n’y a pas de bandits à cravate dans ce parti-là. Je crois encore à cette sincérité-là. »

L’auteur du Plus beau voyage a gardé sa verve.  « J’y crois encore : Je suis Québec mort ou vivant. »

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