« Misericordia » de Lídia Jorge : l’avancée de la nuit

Pendant un an, d’avril 2019 à avril 2020, Maria Al­berta Nuñes Amado, vieille femme presque centenaire, veuve d’Edgar de Paula, raconte sa vie à l’Hôtel Paradis. Une confortable résidence dans laquelle un bassin de 70 personnes âgées est perpétuellement renouvelé au gré des « départs » et des arrivées.

Comme un sismographe, son monologue est le reflet de sa vie intérieure, de ses souvenirs et de ses préoccupations, mais aussi de ses interactions sensibles et attentives avec les autres pensionnaires ou le personnel soignant de l’établissement.

C’est là, dans la chambre 210 du secteur B de l’Hôtel Paradis, depuis son lit ou dans son fauteuil roulant, que la vieille femme documente, subit un peu et commente son quotidien. Avec son humour encore ferme, son orgueil intact, et parfois aussi avec sa férocité.

Et quand le couloir ne suffit plus à lui servir d’horizon, elle replonge en pensée dans son Grand Atlas du mondemaintenant détruit, auquel tente de s’accrocher sa mémoire parfois défaillante. Une relique autant qu’une fenêtre ouverte. Doña Maria Alberta pouvant être obsédée pendant des jours à l’idée de se rappeler dans « quel pays se trouvait la ville de Bakou », dont le nom clignote encore au-dessus du bleu-vert de la carte.

En 2019, Lídia Jorge (Le vent qui siffle dans les grues, Les mémorables), née dans l’Algarve en 1946, a fourni à Doña Maria Alberta, sa propre mère, un magnétophone pour qu’elle tienne le journal d’une année dans la résidence où elle vivait. Presque quarante heures d’archives audio, retranscrites par l’écrivaine sous la forme de ce long et dense monologue, ont servi de base à Misericordia, son 12e titre traduit en français.

Malgré son immobilité forcée, Doña Alberta semble avoir conservé intactes sa lucidité et sa vitalité. Elle possède aussi encore toute sa tête — la plupart du temps. Vive et curieuse, elle ne s’empêche d’ailleurs jamais de réagir, multipliant les sautes d’humeur, envoyant des piques aux uns ou aux autres. Sans acrimonie ni désespoir. Même si, constate-t-elle, « il n’y a plus rien qui ne soit qu’à moi, ni mon corps, ni mon esprit ».

Face au temps qui passe, dans les coulisses de la résidence pour personnes âgées, il lui semble que sa vie est « toujours pleine d’événements revigorants ». La joie, qui peut prendre toutes sortes de formes — comme la musique apportée par un ancien pianiste et nouveau résident —, elle est un être concret « qui s’étend le long des murs ».

Entre les visites de sa fille, écrivaine, qui s’intéresse trop selon elle dans ses livres aux petits et aux faibles, à ceux que personne ne voit, la vieille femme pose pourtant un regard bienveillant sur le ballet du personnel qui s’occupe d’elle, Igor, Ali, Salomé ou Habib, souvent des migrants, souvent aussi mal payés.

Jusqu’à ce que lui parviennent les échos d’un nouveau virus, provoquant la fermeture des portes de la résidence et l’apparition d’hommes en costumes d’astronautes. Sans qu’elle le sache, c’est la nuit aussi qui s’avance vers elle, portant un nouveau visage. Lentement mais sûrement, comme une marée qui viendra tout enlever.

Misericordia

★★★ 1/2

Lídia Jorge, traduit par Elisabeth Montero Rodrigues, Métailié, Paris, 2023, 416 pages

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