Nos aires protégées le sont-elles vraiment ?

L’intention de modifier les limites de la réserve écologique de l’Île-Brion pour y permettre la chasse au phoque est un geste lourd de conséquences, et hautement révélateur de l’importance accordée à la protection de l’environnement par le gouvernement du Québec. Typiquement, l’octroi d’un statut légal et permanent de protection à un territoire (parc national, réserve écologique ou de biodiversité, etc.) prend des décennies. Le processus de création d’une aire protégée est long, coûteux, et c’est une décision à long terme, pour les générations futures. 

Tous ces territoires contiennent des ressources naturelles qui, prélevées à des fins commerciales, pourraient générer du développement économique et des emplois. Au moment de les protéger, le gouvernement prend deux décisions majeures et interreliées. D’une part, il décide que ces territoires auront pour vocation la protection permanente du patrimoine naturel du Québec, au bénéfice des générations futures. D’autre part, en cohérence avec la précédente décision, il décide également que les secteurs économiques basés sur le prélèvement de ressources naturelles ne pourront pas s’approvisionner dans ces aires protégées et devront le faire ailleurs sur notre immense territoire. 

À cet égard, le cas de la réserve écologique de l’Île-Brion, près des îles de la Madeleine, mérite toute notre attention. Dans ce dossier, le gouvernement actuel contrevient aux décisions prises par un autre gouvernement et il crée un précédent qui se répercutera sur l’ensemble du réseau d’aires protégées du Québec. 

La plupart des aires protégées du Québec sont loin d’être des « cloches de verre », où personne ne peut entrer. Seul le statut de réserve écologique peut correspondre à cette image, soit moins de 75 petits territoires, couvrant 0,77 % de la superficie totale de nos aires protégées. Sur cette infime fraction de notre territoire, on cherche à conserver à l’état naturel, le plus intégralement possible, et de manière permanente, la biodiversité. C’est pourquoi il n’est généralement pas permis d’entrer dans ces territoires et, le cas échéant, l’incidence des activités autorisées (scientifiques ou éducatives) sur la biodiversité doit être nulle ou négligeable. Pour ce faire, tant la Loi sur les réserves écologiques, adoptée en 1974, que la Loi sur la conservation du patrimoine naturel (LCPN), adoptée en 2002, spécifiaient la règle suivante : sont interdits la chasse, le piégeage, la pêche, les travaux de terrassement ou de construction, les activités agricoles, industrielles ou commerciales ainsi que, généralement, toute activité de nature à modifier l’état ou l’aspect des écosystèmes. 

Pourtant, au cours de l’hiver 2020-2021, le ministre Benoit Charette a autorisé la chasse dans la réserve écologique de l’Île-Brion, malgré cette règle. Puis, en mars 2021, il faisait disparaître cette règle de la LCPN, dans une manoeuvre ressemblant à celle qui a récemment permis à Northvolt d’éviter une évaluation environnementale complète. Pourtant, tout prélèvement de plantes ou d’animaux, a fortiori s’il est à des fins commerciales, demeure manifestement inapproprié, et doit être interdit dans ce type d’aires protégées. 

En autorisant cette chasse, le ministre a agi à l’encontre de la décision prise par le gouvernement qui a créé cette aire protégée, y prohibant le prélèvement de ressources à des fins commerciales. Désormais, rien n’empêche le ministre responsable, ou un de ses successeurs, d’autoriser le prélèvement d’autres ressources à valeur commerciale (p. ex. le bois) dans d’autres réserves écologiques sous couvert d’une observation scientifique. 

Dans une aire protégée, quelle qu’elle soit, les feux, la forte croissance des populations d’une espèce (comme une épidémie d’insectes), les maladies fongiques, les phénomènes climatiques hors normes (tornades, inondations, etc.) sont tous des composantes intrinsèques du fonctionnement des écosystèmes. La forte croissance des populations de phoques gris sur l’île Brion est un phénomène totalement naturel, découlant de la présence d’un habitat favorable à cette espèce dans la réserve écologique et de l’état de ses populations dans le golfe du Saint-Laurent. 

La création de la réserve écologique de l’Île-Brion, en 1974, visait la protection de toutes les espèces présentes sur l’île, dont le phoque gris, composante intrinsèque des écosystèmes riverains. Tout comme n’importe quelle autre espèce présente sur l’île, le phoque gris est en interaction avec les composantes biotiques (autres espèces) et abiotiques (milieu physique et climat) de son habitat. C’est le propre d’un écosystème. Aujourd’hui, le gouvernement du Québec nous annonce qu’il entend modifier ses aires protégées au gré des demandes qu’il recevra pour l’exploitation des ressources présentes. 

La porte est ouverte à ce qu’on réduise la dimension d’autres aires protégées, ou même à ce qu’on fasse disparaître complètement certaines d’entre elles, pour créer de nouveaux réservoirs hydroélectriques ou pour aménager de nouvelles routes ou lignes de transport d’énergie, de nouveaux complexes d’éoliennes ou encore de nouvelles mines.

Si le réseau d’aires protégées mondial a considérablement progressé au cours des dernières décennies, la communauté scientifique est grandement préoccupée par la pérennité de celui-ci et s’inquiète du niveau réel de protection appliqué sur ces territoires. Il y a toujours eu, et il y aura toujours, des intérêts économiques attirés par les ressources naturelles présentes dans les aires protégées. Réduire la dimension d’une aire protégée pour satisfaire ces intérêts est un premier pas sur une pente très glissante. Le Brésil est un État engagé dans cette voie depuis des décennies, au détriment d’un des grands biomes d’importance mondiale, la forêt amazonienne. 

On ne sait pas si s’engager dans cette voie fait partie du Plan Nature 2030 de la Coalition avenir Québec, mais une chose est sûre : si la priorité des priorités de ce gouvernement demeure d’égaler la richesse de l’Ontario, le cas de l’île Brion se reproduira ailleurs, à profusion. Que valent nos aires protégées si les générations qui suivent celles qui les ont mises en place n’ont que faire des décisions de leurs ancêtres ? 

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