«Un reel ben beau, ben triste»: Un portrait familial désaxé

Louangée à sa création, Un reel ben beau, ben triste, qui n’avait pas été présentée à Montréal depuis quatre décennies, faisait, depuis, figure de classique oublié de la dramaturgie québécoise. Ressusciter, ou garder en vie, des pans négligés du répertoire théâtral est une noble mission. Mais il peut s’avérer difficile de les porter sur scène en réactivant leur pertinence, constate-t-on sur la scène du Rideau vert.

La pièce de 1978 décrivait déjà le passé : l’univers glauque d’une famille des années 1950, en Abitibi. Dans une langue âpre, Jeanne-Mance Delisle y avait le mérite d’aborder sans fard la pauvreté. Une misère matérielle, mais aussi morale, culturelle, sexuelle et affective. Un climat malsain règne dans ce clan isolé, aux horizons bouchés. C’est là un monde profondément endogène, restreint au confinement du milieu familial, voire incestueux. Dans le décor tout en bois de Charlotte Rouleau, le mur du fond qui descend au début du spectacle traduit cet isolement de la maisonnée, une sorte de chape d’enfermement.

Le père (Frédéric Boivin, tout d’une pièce), dont le rêve de fortune a tourné à l’aigre, boit ses maigres paies. Méprisé par ses trois filles — qui lui donnent du Tonio plutôt que de l’appeler père —, qu’il cloître au foyer, ce tyran domestique lorgne de façon perverse son aînée, la vivace Pierrette (Sarah Laurendeau). Mais le drame viendra du seul fils, atteint d’un déficit intellectuel (Christophe Payeur, dans une composition intense), qui n’a reçu que le comportement violent paternel comme legs.

Le climax du texte, me semble-t-il, loge dans le puissant affrontement qui éclatera entre les époux. Après un silence désapprobateur, la mère (Nathalie Mallette, au jeu d’abord très contenu), laisse enfin émerger son désenchantement conjugal : l’ignorance de Tonio, qui n’a jamais su ce que c’était que de faire l’amour. Une scène qui porte toujours.

Autrement, entre tragédie et naturalisme, Un reel ben beau, ben triste trace le singulier portrait d’une famille traditionnelle désaxée, pervertie, qui a perdu son sens et sa raison, qu’il n’est pas simple d’incarner. La mise en scène respectueuse de Marc Béland n’y parvient pas toujours. Le ton déployé peut déconcerter, avec ce côté excessif, et ces personnages d’adolescentes moqueuses, campées ici par des comédiennes expérimentées (Gabrielle Lessard et Ève Duranceau).

Et la pièce semble finir étrangement, comme restée en suspens, reflet peut-être d’une situation sans issue. Plus accablant qu’émouvant, en général, le spectacle laisse une impression de distance, dans le temps comme dans la forme, qui empêche malheureusement l’adhésion devant ce morceau théâtral d’histoire.

Un reel ben beau, ben triste

Texte : Jeanne-Mance Delisle. Mise en scène : Marc Béland. Au théâtre du Rideau vert, jusqu’au 28 octobre.

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