Yorgos Lanthimos et Willem Dafoe lèvent le voile sur « Poor Things », comédie noire délirante et érotique

Bella est une mystérieuse jeune femme qui vit dans le confinement d’un manoir. Ramenée d’entre les morts par Godwin, un scientifique avant-gardiste, Bella a les aptitudes et les comportements d’une enfant. Or, elle est avide de connaissances, de telle sorte que son créateur, après avoir tenté de la retenir, la laisse partir de par le vaste monde. Cela, en compagnie de Duncan, un avocat libertin sur qui Bella a jeté son dévolu pour fins d’apprentissage sexuel. Réalisé par Yorgos Lanthimos avec sa maestria débridée coutumière, Poor Things met en vedette Emma Stone et Willem Dafoe. Le Devoir a assisté à une conférence virtuelle en compagnie du cinéaste, de l’acteur et du scénariste Tony McNamara.

Lauréat du Lion d’or à VenisePoor Things est un récit d’émancipation érotico-fantaisiste très audacieux, aussibien sur le plan visuel que thématique — même selon les standards du réalisateur des déroutants The Lobster (Le homard) et The Killing of the Sacred Deer (La mise à mort du cerf sacré).

Ceci expliquant cela, Yorgos Lanthimos eut grand mal à convaincre un studio hollywoodien de financer Poor Things.

« J’ai d’abord lu le roman d’Alasdair Gray [publié en 1992] vers 2010 ou 2011 : ça m’a soufflé, se souvient le cinéaste grec. Je me suis rendu à Glasgow pour rencontrer Alasdair, et il m’a donné sa bénédiction pour le film. Sauf que tous les studios l’ont refusé ensuite. J’ai fait d’autres films, mais j’ai gardé celui-là dans un coin de mon esprit. Après le succès de The Favorite [sorti en 2018], je me suis dit que le moment était peut-être propice pour proposer à nouveau ce projet. »

Cette fois, Searchlight Pictures, la filière « prestige » de 20th Century Fox, propriété de Disney, se laissa séduire. 

Pour le scénario, Yorgos Lanthimos refit appel à Tony McNamara, qui avait coécrit The Favorite (avec Deborah Davis). Interrogé sur la parenté de Poor Things avec Frankenstein, que ce soit le roman de Mary Shelley ou sa myriade d’adaptations, le scénariste nuance : « Le point de départ du roman d’Alasdair évoque certainement Frankenstein, mais j’avoue être pour ma part plus influencé par la satire Young Frankenstein [Frankenstein Junior, de Mel Brooks ; 1974]. Alasdair a construit quelque chose de différent par-dessus Frankenstein et toute l’iconographie qui s’y rattache. Et à son tour, Yorgos a conçu une oeuvre distincte, singulière, par-dessus tout ça. »

De fait, devant l’odyssée de Bella, on ne pense jamais à Bride of Frankenstein (La fiancée de Frankenstein). Si Bella est la fiancée de quelqu’un, c’est d’elle-même.

C’est qu’en cours d’intrigue, tout le monde, surtout des hommes, mais pas seulement, essaient de la dompter, de l’asservir, de la régenter — en vain. 

De résumer Tony McNamara : « Ils tentent de contrôler son corps, sa pensée, ce qu’elle dit, tout d’elle… Pour moi, c’est l’histoire d’un être humain qui cherche à vivre sa vie le plus librement possible. »

Géniale Emma Stone

 

Elle aussi associée à The Favorite, Emma Stone était le premier et le seul choix de Yorgos Lanthimos pour incarner Bella. La star d’Easy A (Tout pour un A), de La La Land (Pour l’amour d’Hollywood) et de Cruella est absolument géniale dans son rôle jusqu’ici le plus exigeant et le plus radical.

« Je n’ai pas de mérite : je lui ai laissé le champ libre, note le cinéaste. Je me suis surtout appliqué à fournir un environnement sécurisant à Emma […] Entre elle et moi, c’est facile. Emma et moi sommes des amis proches : on a totalement confiance l’un en l’autre, on ne suranalyse pas tout avant d’en arriver à un résultat… Elle est très curieuse de tous les aspects d’un film, surtout dans ce cas-ci, puisqu’on construisait un univers entier. »

À cet égard, Poor Things est unesplendeur visuelle. L’action se déroule naguère dans diverses métropoles européennes, dont Londres et Paris, mais c’est d’un passé fantasmé qu’il s’agit. La direction artistique, qui fusionne les styles victorien et art nouveau, compte à coup sûr le cinéma d’Hayao Miyazaki parmi ses influences (surtout Le château ambulant).

L’apparence des personnages est tout aussi saisissante, surtout celle de Godwin, que campe Willem Dafoe. Par rapport à l’apparence lourdement scarifiée de ce savant pas si fou, Yorgos Lanthimos précise :

« Nous avons fait des recherches afin de trouver des références visuelles, notamment issues de la Première Guerre mondiale, à l’époque où la chirurgie reconstructive commençait, mais n’était pas encore très avancée. En même temps, nous ne voulions pas que Godwin ait l’air d’avoir été victime d’un accident : nous voulions qu’il ait presque un côté abstrait. Nous avons donc aussi regardé du côté de la peinture — il y a cet autoportrait de Francis Bacon, vers lequel je revenais sans cesse. Plein d’influences, et d’interprétations de ces influences… »

L’inconnu dans le miroir

Pour Willem Dafoe, ce maquillage spécial nécessita un processus d’application de six heures chaque jour.

« J’ai déjà eu à travailler avec d’importants maquillages prosthétiques auparavant », rappelle l’acteur. 

« Le truc, c’est de lâcher prise. Grosso modo, on applique sur le visage des pièces [de latex] déjà moulées, on les peint, puis on efface les lignes de démarcation. C’est très long, mais ça m’aide. Assis sur cette chaise, je ne peux pas manger, je ne peux pas roupiller, mais je dois me regarder dans le miroir.  Et soudain, je me vois disparaître, et je vois quelqu’un d’autre apparaître à ma place. C’est une préparation formidable. »

Au sujet des liens qui unissent Bella et Godwin, Willem Dafoe confie avoir été ému par leur complexité et leur absence de clichés.

 

« C’est une relation profonde. Je n’y perçois pas de rapport père-fille. Je crois que Godwin est tombé amoureux de Bella, mais il n’y a pas de prédation de sa part. Comme il l’explique à un moment, il n’a ni désir sexuel ni capacité physique de passer à l’acte. Au début, il essaie de la garder captive, mais il décide d’opter pour un amour plus élevé en la laissant partir sans savoir s’il la reverra un jour. Il y a plein de belles choses dans cette relation, vraiment… »

Il y a plein de belles choses dans le film également. 

Le film Poor Things prendra l’affiche le 15 décembre.

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