Yuhei Okada, producteur de Détective Conan

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Les admirateurs de l’enquêteur rajeuni peuvent découvrir Le Sous-Marin noir en salles depuis le 2 août dernier. Yuhei Okada, le producteur du film, a accepté de répondre longuement aux questions de LInternaute.com.

Détective Conan est l’une des licences les plus célèbres au Japon. Le manga créé en 1994 par Gôshô Aoyama et publié dans le magazine Weekly Shônen Sunday dépasse allègrement les 250 millions de ventes. En France, il est publié aux éditions Kana et le 102e volume est sorti le 18 août 2023.

La série raconte les aventures de Shinichi Kudo, un lycéen de 16 ans passionné d’enquête qui voit son corps rajeunir et reprendre l’apparence qu’il avait dix ans plus tôt. Cet accident arrive à la suite de l’ingestion d’une drogue expérimentale administrée par des mystérieux hommes en noir. Le jeune héros se retrouve hébergé chez son amie d’enfance Ran, dont le père Kogoro Môri est un détective privé sans grande envergure. Le jeune homme va alors chercher à percer le mystère de cette organisation maléfique et retrouver son corps d’adolescent. L’histoire avance sous forme de saga avec des enquêtes criminelles plus ou moins longues qui permettent d’apporter des conclusions de manières régulières alors que l’intrigue principale avance, elle, plus lentement.

Chaque film de Détective Conan réalise un nouveau record d’audience, mais le 26e opus, Le Sous-Marin noir, a explosé les attentes et est le premier de la saga à dépasser la barre symbolique des 10 milliards de yen (~64,5 millions d’euros) au box-office nippon. Depuis 2021, le distributeur Eurozoom et le comité de production Détective Conan ont décidé d’inviter ce rendez-vous sur les écrans de France et de Navarre.

Comment expliquer que cette licence arrive à se renouveler sans lasser ? Comment les producteurs et animateurs arrivent-ils à attirer et combler autant de spectateurs sur des films presque sérialisés ? Qu’est-ce qui distingue ces 26 films des 1092 épisodes de la série animée ? Et enfin, quelles sont les clés du succès de ce dernier opus ? Autant de questions auxquelles Yuhei Okada, le producteur du film, a accepté de répondre, lors d’un entretien fleuve à Tokyo, dans les locaux de TMS. Le producteur émérite partage aussi sa vision de l’évolution du milieu de l’animation japonaise ces dernières années.

Linternaute.com : au Japon, tout le monde connaît Conan. À l’étranger, pas encore. Quel message voudriez-vous donner aux français ?

Yuhei Okada : Je vous invite très fortement à aller voir ce 26e film parce qu’il va vraiment vous plaire. Vous pouvez le voir et l’apprécier même si vous ne connaissez pas l’univers du jeune détective.

Pour un néophyte, vous conseillez de commencer par la série ou le film ?

Il y a des avantages et des inconvénients pour chacune des réponses. On peut préférer les films car ils demandent moins d’engagement en temps, et à l’inverse la série car, avec son millier d’épisodes, on peut se lancer dans une aventure sur la durée… On touche plus de gens via la diffusion à la télévision, et un spectre de spectateurs très large. Des grands-parents aux petits-enfants, toute la famille se réunit pour regarder Conan à la télévision. En tant que producteur, je préfère définitivement les films.

Pourquoi ?

On peut voir les réactions du public. On peut avoir un vrai ressenti du point de vue des spectateurs. On sait quand ils rient, quand ils pleurent, quand ils frissonnent… Ce retour émotionnel est très important pour un producteur.

© 2023 GOSHO AOYAMA/DETECTIVE CONAN COMMITTEE ALL RIGHTS RESERVED

Vous allez parfois discrètement au cinéma pour voir les réactions du public ?

Cela m’arrive, en effet (rires).

Quand on réalise un film sur une série qui a plus de 25 ans, on s’adresse à deux publics très distincts : les fans et ceux qui vont découvrir l’univers de Conan pour la première fois. Ciblez-vous un public plus que l’autre ?

Dès le début du projet, nous avons eu l’ambition de cibler tous les publics. Aussi bien faire revenir les fans de Conan qui avaient décroché de la série que faire découvrir la série à un nouveau public. Et bien sûr, satisfaire les fans les plus fidèles de la licence.

Comment vous y êtes-vous pris pour réaliser cet objectif ambitieux ?

Nous n’avons pas établi une liste de référence ou de clins d’œil à insérer pour attirer les anciens fans de la licence.  Nous étions sûrs de pouvoir satisfaire toutes les cibles en réalisant un bon film. Sur ce plan, j’avais pleinement confiance en le réalisateur Yuzuru Tachikawa. J’ai en revanche imposé un plan de communication de grande envergure sur les réseaux sociaux. J’ai énormément travaillé sur cette partie du projet, le but était de s’assurer qu’un maximum de gens soient au courant de la sortie de ce film, au-delà des vecteurs de promotion habituels.

© 2023 GOSHO AOYAMA/DETECTIVE CONAN COMMITTEE ALL RIGHTS RESERVED

Pourquoi les réseaux sociaux étaient-ils si importants ?
Je ne sais pas pourquoi mais, jusqu’à ce film, l’utilisation des réseaux sociaux était plutôt catastrophique. On n’avait même pas lancé de compte Instagram ou TikTok autour des productions animées de Détective Conan. On manquait indéniablement une grande partie du public en ne ciblant pas ces réseaux. Nous avons tout mis en place et, dorénavant, nous avons une présence plus forte sur l’ensemble des médias.

Le film a établi le nouveau record du box-office en un week-end. Vous attendiez-vous à un tel succès ?

J’en avais l’intime conviction.

Pourquoi ?

© 2023 GOSHO AOYAMA/DETECTIVE CONAN COMMITTEE ALL RIGHTS RESERVED

Je peux vous raconter le moment exact où j’ai su que ce film serait un succès phénoménal. Quand on prépare un film d’animation, le premier jet est la réalisation d’animatiques pour valider le story-board. Ce sont des scènes en noir et blanc, sans le son, et pourtant l’une des animatrices qui travaillait sur une scène-clé s’est mise à pleurer d’émotion en voyant le résultat. Dès lors, j’étais convaincu que le film serait un succès. Quand j’ai pu voir la version étalonnée et finalisée, j’ai moi-même été secoué, et je me suis dit que le succès dépasserait peut-être mes attentes.

Conan est une série qui fait intervenir de nombreux personnages. En termes de production, on imagine que plus il y a de personnages, plus un film est difficile à superviser et coûte cher. Quel impact cela a-t-il sur la production ?

C’est vrai que du point de vue du dessin, cela va demander plus de travail quand il y a une scène avec énormément de personnages. Plus de concentration aussi, car il ne faut pas que la qualité diminue. Côté doublage aussi, cela coûte aussi plus cher. Non seulement car il y a de nombreuses actrices et acteurs, mais surtout parce qu’aujourd’hui ces comédiens sont des stars du milieu. Mais on ne réfléchit pas en termes de coût pour ce type de problématique, seulement en termes de qualité.

Est-ce plus facile de recruter des animateurs avec une licence aussi forte ?

© 2023 GOSHO AOYAMA/DETECTIVE CONAN COMMITTEE ALL RIGHTS RESERVED

Pour les animateurs expérimentés, bien sûr. Mais il y a un souci de renouvellement. Les jeunes animateurs vont plutôt vouloir dessiner ce qui est très populaire à l’instant T. Des séries comme Chainsaw Man, Demon Slayer ou Jujutsu Kaisen. Les productions du studio Mappa ont clairement le vent en poupe. On essaie d’attirer les nouveaux talents chez nous mais ce n’est pas évident de leur proposer de faire des choses plus classiques. On a de temps en temps des animateurs qui ont grandi avec la licence Conan qui viennent proposer leurs services, ou alors une fois devenus parents quand leurs enfants leurs disent “j’aimerais que tu dessines Conan”. La notoriété et la popularité sont des atouts mais ne sont pas les seuls paramètres. Aujourd’hui, la compétition est très rude. Mais grâce à la qualité et au succès du 25e film, énormément de jeunes animateurs ont voulu participer à la réalisation du 26e opus. 

Comment êtes-vous devenu producteur d’animes ?

Quand j’étais à l’université, je m’ennuyais parfois. Au point que je m’étais un peu renfermé sur moi-même. Je regardais énormément de films et de dessins animés, alors je me suis dit que je pourrais essayer de participer à cet univers. J’ai arrêté l’université et je suis allé taper à la porte de TMS après avoir vu une annonce de poste. Il se trouve que j’ai été embauché, bien sûr tout en bas de l’échelle, au poste d’assistant débutant. Et petit à petit, j’ai gravi les échelons et aujourd’hui je suis producteur senior. Toujours au sein de la belle maison TMS.

Comment êtes-vous arrivé à travailler sur la licence Conan ?

J’ai toujours travaillé avec Conan. J’ai débuté en tant qu’assistant du producteur Keiichi Ishiyama qui m’a pris sous son aile, et m’a appris les ficelles du métier. Cela fait maintenant douze ans que j’accompagne Conan au gré des saisons et des films.

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Quel est votre meilleur souvenir lors de ces douze années au côté du jeune détective ?

J’ai un souvenir très marquant du 16e opus, Le Onzième Attaquant. Je ne sais pas si c’est mon meilleur souvenir, mais en tout cas c’est le plus marquant et le premier qui me vient en tête. C’était ma première année en tant qu’assistant producteur, c’était très très difficile. Entre la charge de travail et le stress, je n’ai quasiment pas dormi pendant le mois qui a précédé la sortie du film. Alors quand je suis allé au cinéma pour voir le film, à la fin, quand j’ai vu mon nom apparaître dans les crédits, je me suis mis à pleurer.

Les budgets de production ont augmenté ces dernières années mais les délais ont été raccourcis. Comment cela impacte-t-il votre quotidien de producteur ?

L’augmentation du budget est en effet une nécessité héritée des délais plus courts. Au bout du compte, notre travail est de nous organiser par rapport au planning qu’on nous a donné. In fine, le respect du planning est la règle numéro un de toute production.

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Depuis le Covid, de plus en plus d’animateurs sont en télétravail. Quel est l’impact sur le travail du producteur ?

Avec le développement du télétravail de nombreux animateurs se sont mis à travailler totalement en numérique. Du point de vue du producteur, l’impact principal est que cela a permis de recruter des animateurs dans le monde entier. Il n’est aujourd’hui plus obligatoire de vivre au Japon pour travailler dans l’animation.

L’animation est une profession très difficile et aujourd’hui en flux très tendu. Il y a de moins en moins d’animateurs au Japon. Comment voyez-vous cela d’un point de vue de producteur ?

Je ne dirais pas qu’il y a moins d’animateurs au Japon aujourd’hui. Le problème principal d’un producteur est de faire le tri entre les bons et les mauvais animateurs. Aujourd’hui, le fait que de nombreux animateurs étrangers viennent au Japon, ou travaillent à distance avec des studios japonais est une très bonne chose. Chacun apporte sa vision, sa spécialité. Je trouve que les animateurs étrangers sont très bons pour créer du mouvement. Souvent ils publient leur travail sur les réseaux sociaux et en fin de compte, cela crée une émulation pour les animateurs japonais qui est très positive et tout l’écosystème en sort grandi.

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Aujourd’hui, on ne produit plus un film ou un épisode d’animation pour un seul écran – télévision ou cinéma. HD, Ultra HD, vidéo projecteur et smartphone… Comment l’explosion des normes et des formats a-t-elle impacté votre métier ?

Qu’il y ait une multiplicité d’écrans est une excellente chose. Nous produisons et réalisons des œuvres pour qu’elles soient vues. Qui dit plus d’écrans dit plus de spectateurs potentiels. Mon seul regret est que les films conçus pour être vus sur grand écran perdent en qualité s’ils sont regardés à la maison. On perd alors une partie de l’intérêt du film.

Alors, vous devez détester l’option “lecture accélérée” de certains services de SVOD ? (rires)
Tout à fait. En tant que producteur de contenus vidéo, pour moi c’est impensable. On peut même parler d’aberration.

Vous avez travaillé sur les films et les dessins animés. Qu’est-ce qui change entre ces deux formats ?

Le problème, c’est que la série n’a pas de fin et continue de saison en saison. Donc on n’a jamais l’impression d’avoir terminé quelque chose et la motivation est un peu impactée. Quand on fait un film, dont la production s’étale sur un an, on va avoir un début et une fin de projet. C’est très motivant de pouvoir célébrer l’achèvement d’un projet. Pour moi, c’est la principale différence.

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Gôshô Aoyama est très impliqué dans la production des films. Comment se passent les échanges avec lui ?

En effet, il est vraiment intégré dans la production. On le rencontre lors de la création du scénario, c’est-à-dire une fois par mois dans la période de préproduction. Ensuite, on divise le film en 5 parties, A, B, C, D, E. Et l’on story-boarde chaque partie intégralement. Dès que la partie A est complétée, on l’envoie à monsieur Aoyama qui va faire des annotations et corrections en rouge. Et ainsi de suite. Il peut aussi décider de s’occuper de l’animation de telle ou telle séquence. Pour ce film, il a animé lui-même dix séquences.

Dont la scène du baiser ?

Vous êtes bien renseigné (rires). En effet, et je ne peux pas vous dire quelles autres scènes il a animées sans ” divulgâcher ” l’histoire.  Je peux vous dire qu’il travaille à 100% en analogique. Il envoie ses séquences par coursier. Et, à chaque fois, on est émerveillé par la qualité de son travail.

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Monsieur Aoyama est fan de Gundam. Il y a plein de clins d’œil. Qu’est-ce que cela a comme impact pour vous ?
En effet, il y a un très grand nombre de références et de clins d’œil à la licence Gundam dans Détective Conan. Que ce soit des noms de personnages, des plaques d’immatriculation, ou même certains choix de comédiens de doublage. Mais tout ceci a été décidé avant que je ne sois en charge, donc je n’ai pas été impacté directement par ces choix.

L’histoire du film se situe à Hachijo-jima, une ancienne base de sous-marins de l’armée japonaise. Êtes-vous allé faire des repérages sur place ?

Oui, nous avons visité la base militaire avec le réalisateur et une partie du staff.

Comment avez-vous procédé ?

Évidemment, nous avons pris énormément de photos et de vidéos pour les références. Mais l’histoire ne se situe pas qu’à Hachijo-jima. Alors nous avons pris le même bateau que celui que Conan et ses compagnons prennent dans le film, pour avoir la vue des paysages, les sensations lors de cette traversée et les retranscrire les plus fidèlement possible. Nous avons même fait de la plongée sous-marine.

Ai Haibara est la star de ce film. À l’instar de Conan, c’est une adulte prisonnière dans un corps d’enfant. Ce qui implique de devoir traiter différemment sa voix, sa gestuelle, ses interactions avec les autres…

Tout à fait. Je fais particulièrement attention à l’interaction du personnage avec son environnement. Et tout particulièrement les liens entre Haibara et Conan. Ça n’est pas un lien amoureux à proprement parler, mais plus une sorte de “destin commun”. C’est très important de faire vivre ce lien, de voir comment ce personnage évolue au contact de cet environnement auquel elle n’est pas habituée et comment elle interagit avec lui. Il y a un aspect très touchant dans le personnage de Haibara, qui est d’un côté très sagace et de l’autre très naïve.

Quel est votre meilleur souvenir de la production de ce film ?

Ai Haibara (rires).

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En dehors de Détective Conan, vous êtes aussi crédité sur le 8e épisode du TV Special Lupin Une femme nommée Fujiko Mine. Comment cela s’est-il passé ?

C’était très difficile (rires). J’étais un jeune débutant à l’époque, tout en bas de l’échelle. Alors quand on m’a demandé de donner un coup de main sur ce projet, je n’ai pas vraiment eu le choix. Mais je travaillais déjà sur Conan, donc j’ai dû assister à la production en parallèle. Pendant une semaine, je n’ai même pas eu le temps de prendre une douche et je dormais moins d’une heure par nuit.

Les films 27 à 30 sont déjà planifiés et budgétés. Est-ce plus facile pour un producteur de travailler sur une licence aussi stable ?

Oui, c’est plus simple parce qu’on a cette possibilité de suite. On peut se projeter sur le long terme. Mais c’est aussi, paradoxalement, beaucoup de pression. Comme vous l’avez dit, chaque nouveau film réalise une meilleure audience que son prédécesseur. Il faut maintenir cette popularité ascendante. On fait tous de notre mieux sur chaque film tout en se disant “il va falloir encore faire mieux sur le prochain”. C’est un sentiment un peu contradictoire.

© 2023 GOSHO AOYAMA/DETECTIVE CONAN COMMITTEE ALL RIGHTS RESERVED

Pour finir sur une note positive, racontez-nous une anecdote autour de Gôshô Aoyama.

C’est quelqu’un qui est très facile d’accès, très agréable et ouvert à la discussion. J’ai un souvenir un peu spécial. Dans mon équipe, j’ai une personne qui est un fan inconditionnel de Conan depuis son enfance. À l’école primaire, on doit tous faire une rédaction pour dire ce que l’on souhaite devenir une fois adulte, et lui avait écrit “Je veux travailler dans l’univers de Détective Conan“.  Et puis un jour, il a réalisé son rêve et est venu travailler à mes côtés sur la licence si chère à son cœur. Lors de la célébration de la sortie du film, monsieur Aoyama est venu, et lorsqu’il a appris cette anecdote, il a naturellement proposé à mon collègue de prendre une photo avec lui. En voyant ça, je me suis dit que c’était vraiment quelqu’un de bien.

Liste des salles en France où voir le film Détective Conan : Le sous-marin noir

Je tiens à remercier Emmanuel Bochew pour l’interprétariat, ainsi que les équipes de TMS et Eurozoom pour avoir rendu cette interview possible.

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