Une langue pour se parler


Loin de la clameur politique des débats sur la langue, des milliers d’immigrants s’attellent chaque jour à la tâche d’apprendre le français au Québec. Le Devoir s’invite dans une classe de francisation tout au long de la session. Aujourd’hui, première semaine de cours et les phrases s’allongent déjà.

Au tableau, il y a du rouge pour le français parlé et du noir pour le français écrit. À tour de rôle, les étudiants se présentent : « Mon pays est à côté du Malawi. » « Je parle six langues et j’étudie le français. » « Chu arrivée toute seule en janvier 2022. »

Des grandes fenêtres de la classe, dans cet édifice de l’UQAM de la rue Sainte-Catherine, à Montréal, on embrasse d’un seul coup d’oeil plusieurs institutions emblématiques de la Belle Province : Hydro-Québec, Desjardins, le CHUM, la croix du Mont-Royal et Air Transat.

Le dernier étudiant à avoir parlé se retourne vers son camarade pour la prochaine étape du cours : « Dans quelle ville t’habites ? »

Michel Usereau, l’enseignant à l’avant, mime avec grande emphase, répète, demande et encourage. Incroyable qu’il ne soit pas essoufflé, à force de gesticuler le français : « Fini, ça veut dire fini », dit-il en décroisant ses bras vers le bas ostensiblement. C’est lui le guide, celui qui permet de tituber sur les mots et peut-être enfin de pouvoir épeler son nom au téléphone ou passer sa commande à la pharmacie.

« L’objectif, c’est de réussir à vivre. Quand l’étudiant vient me revoir et me dit “j’ai réussi à parler avec la garderie et je n’ai pas eu peur”, ma mission est accomplie. Le français a amélioré et simplifié leur vie », relate M. Usereau. Ou plutôt « professeur Michel », comme l’appellera une étudiante, c’est souvent le premier Québécois avec qui ces immigrants passeront autant de temps.

Suivre des cours de langue à temps plein est pour le moins prenant : 7 heures par jour, 5 jours par semaine, durant 11 semaines.

Pour l’instant, trois jours après le début du cours 1 en francisation, les étudiants sont dans l’immédiat, le temps présent, la première question à un étranger : « C’est quoi ton nom ? » s’envoient-ils comme une balle de l’un à l’autre.

À peine auront-ils souvent besoin du passé pour parler de leur profession, celle que la plupart ont laissée dans leur pays d’origine.

Une certaine complicité s’est déjà installée. Michel se retourne vers une étudiante : elle est devenue la femme au « le », celle qui répète à ses camarades cet article trop souvent oublié par les nouveaux apprenants.

Il y a aussi la dégaine de celui qui maîtrise déjà la contraction de « il y a » : le « i’a », qui est évidemment écrit en rouge au tableau. Pas parce qu’il s’agit d’une erreur, mais bien pour indiquer le français parlé.

Une vision dynamique

 

Michel Usereau enseigne un français tout sauf « scolaire et désincarné ». « Je ne suis pas un organisme de correction linguistique qui vise au perfectionnement de je ne sais quoi », dit-il à la journaliste assise au fond de sa classe.

Très loin, donc, des discours sur la « pureté » de la langue, sa vision pourrait se résumer à : « On respire par le nez par rapport à la langue », rigole-t-il.

Le Montréalais en a évidemment une conception plus élaborée, lui qui a fait des études supérieures en linguistique. Il a aussi travaillé plusieurs années à l’intérieur même du ministère de l’Immigration, notamment pour élaborer le programme-cadre pour l’enseignement du français aux adultes au Québec.

« Les gens à qui tu vas parler ne vont pas se dire “ah, tu as appris le français dans un livre et c’est poussiéreux”. Non, ils vont voir que tu vis une partie de ta vie en français et que tu l’apprends en côtoyant le monde. C’est une langue de socialisation. »

Les étudiants de francisation travaillent « pour un résultat concret, pour la vie », plutôt que pour la note. Il n’enseigne pas que la langue, mais une clé pour ouvrir la porte vers la société québécoise. C’est notamment ce qu’il aime dans son travail, expose ce polyglotte qui enseigne depuis 2000, à l’exception d’un détour de sept ans au ministère.

La langue n’est pas « une question idéologique » entre les quatre murs de son cours : « La langue, ce n’est pas à moi de la juger, c’est à moi de la décrire, d’enseigner des choses que les gens vont dire dans différents contextes. »

Aussi bien dire qu’il embrasse la langue telle qu’elle est : vivante, changeante, agile, fonctionnelle et complexe à la fois.

Le courage des étudiants

 

Et il prend aussi ses étudiants là où ils sont. Beaucoup d’entre eux vivent une perte de statut social, conjuguent les cours à temps plein avec un travail, une famille et les tourments de l’exil, qu’il soit choisi ou imposé par les circonstances.

Parfois dès l’arrivée, parfois quelques années après, les étudiants des cours de francisation à temps plein ont tous fait le choix de se rasseoir sur les bancs d’école durant plusieurs mois. Tous des gens à qui « on offre de se poser dans une période souvent mouvementée de leur vie », dit Michel, qui se s’estime heureux de pouvoir vivre ces moments avec eux.

Pour apprendre une langue à l’âge adulte, il faut souvent se rendre vulnérable et se tromper devant toute la classe. La langue est une compétence « qu’il faut activer », dit Michel, pour qui répéter fait partie du quotidien.

« Pardon, Michel, les pays prennent-ils des grandes lettres ? » demande une étudiante. L’enseignant a déjà saisi qu’elle parle de lettres majuscules, un nouveau mot qu’elle écrit à la suite dans son carnet.

Il y en a beaucoup à aimer des caprices, des incongruités et certaines des incohérences de la langue de Tremblay. Les combinaisons de lettres : le « g » doux de girafe, qui devient dur devant le « o » et le a pour dire « garage », par exemple. Les lettres muettes à ne pas prononcer, comme dans le mot « cours ». Les lettres inexistantes, qui ne surgissent qu’à l’oral pour faire les liaisons, comme dans « les examens » ; le « d » de « quand » qui devient un « t » dans « quand est-ce que le cours finit ? ».

« Aujourd’hui » aussi, dont on n’aura pas assez d’aujourd’hui pour maîtriser l’orthographe.

Ils viennent des grandes villes du monde entier ; ont quitté leur poste de directrice des ressources humaines pour 15 pays ; ont dû interrompre leurs études à cause de la guerre ; ou voulu exercer leur profession au Québec où ils sont recherchés.

Au troisième jour de leur français naissant, ils comprennent déjà la journaliste qui s’invite à les visiter fréquemment en cours de francisation. Mais ce n’est qu’à force de patience, de courage et de répétitions qu’ils parviendront à vous raconter leur histoire.

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